Diplômé du master de recherche monnaie, banque et finance de Paris -1, Hamza Bouaziz a préparé un doctorat à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur la finance islamique, plus précisément sur le thème l'«Intermédiation financière, gestion du risque et liquidité dans le cadre d'une finance islamique». Il a fait aussi du consulting pour la Banque de France et est manager au niveau de Isla invest Consulting, le premier cabinet de conseil dédié à la finance islamique en France et en Afrique. Dans cet entretien, M. Bouaziz nous explique quels sont les facteurs de blocage du développement de la finance islamique en Algérie, les raisons derrière l'intérêt de l'Occident pour ce modèle de finance et les limites de cette dernière. -Comment expliquez-vous que la finance islamique (FI) accuse un tel retard en Algérie ? C'est simple, les principaux acteurs du marché bancaire en Algérie restent les banques publiques avec 90% de parts, toutefois, le potentiel de la FI est à mon sens énorme, mais le cadre réglementaire ne permet pas une bonne expansion. Cela dit, le problème est plus global. Aujourd'hui, en Algérie, l'intermédiaire financier, qu'il soit islamique ou non a besoin d'un cadre cohérent. Si on a un environnement des affaires qui est constamment en train de changer où vous n'avez pas d'indicateurs, ni de données, si vous êtes un investisseur, vous n'allez pas y mettre votre argent. La problématique se pose à l'ensemble des acteurs qu'ils soient islamiques ou non. Il faut un cadre clair. On n'a pas de visibilité là-dessus. Pour la finance islamique, il faut prévoir un cadre beaucoup plus conforme à la charia, pour que les principes soient appliqués, mais aussi qui soit adapté du point de vu comptable, fiscale, etc. -Est-ce que ce sont les mêmes inconvénients qui font que les banques étrangères en Algérie ne proposent pas de produits islamiques ? Je pense qu'effectivement ce sont les mêmes facteurs. Je connais des gens qui travaillent dans des banques étrangères qui essayent de faire de la finance islamique, mais elles ont les mêmes problèmes que la banque Al Baraka par exemple. Certaines banques étrangères ont par exemple sondé les besoins dans des régions comme Ghardaïa. Ce sont des villes où les populations préfèrent se débrouiller plutôt que de prendre un crédit à intérêt. -Pensez-vous que la liquidité bancaire actuelle peut servir à développer davantage les produits islamiques au niveau des banques conventionnelles ? Il y a 1100 milliards de dinars de liquidités, mais ils sont dans les banques publiques. Je pense que s'il n'y pas une démarche dans ce sens, c'est parce que le cadre réglementaire n'est pas idéal et aussi parce que les banques publiques n'ont pas les compétences nécessaires pour le faire. Les banques étrangères ont par exemple ce savoir faire, mais elles manquent de liquidités. Le problème, c'est que nous ne savons pas comment utiliser les liquidités disponibles. Pour le faire, il faut un cadre et le savoir-faire, or les deux font défaut. Lorsque les banques font des investissements, elles ont des critères à suivre, mais elles ont de grosses marges d'acceptation et de refus. Par exemple, si elles financent une PME elles peuvent accepter jusqu'à 30% de risque. En Algérie, ça va être 50% ou 60%. Mais si l'environnement est meilleur, cette marge va baisser. Personnellement, je pense que les banques publiques sont en train d'hypothéquer la croissance et le développement en Algérie. Je veux dire qu'elles ont parfois les ressources pour le faire, mais nous n'avons pas encore défini si elles ne le font parce qu'elles ne savent pas ou parce l'environnement économique ne leur permet pas. Je pense que même les banques étrangères tâtonnent un petit peu en Algérie. Elles travaillent, mais à l'aveuglette parce qu'elles savent qu'il y a de l'argent à prendre. Comme il y a abondance, elles y vont. Elles ont fait du crédit à la consommation parce qu'il y a avait de l'argent derrière. Le jour où ça s'arrêtera, elles vont plier bagage. Pour développer l'investissement productif, là, il y a des réformes à faire. -L'intérêt de l'Occident pour la finance islamique s'est accentué depuis la dernière crise financière. Risque-t-on de voir le développement de la FI plus rapidement dans ces pays-là que dans des pays musulmans comme l'Algérie ? Les analystes disent que les prix du pétrole y sont pour quelque chose dans cet intérêt croissant du monde occidental pour la FI. C'est-à-dire ce sont les fonds qui sont dans les pays du golfe qui sont investis dans les pays occidentaux parce qu'ils ont envie de développer cette finance. Je pense que c'est davantage une démarche économique qu'idéologique. Ils ne vont pas investir leur argent pour le perdre.Les pays du Golfe ont aujourd'hui une compétence sérieuse dans ce domaine et quand ils en manquent, ils n'hésitent pas à aller la chercher ailleurs. La crise a aussi joué un rôle puisque à chaque fois qu'on en a une, le monde de la finance en général est remis en question. Or, là nous avons une finance qui ne fonctionne pas selon les mêmes principes conventionnels et qui résiste. Donc, forcément il y a un intérêt pour ça. Il faut savoir qu'aujourd'hui, les deux concentrations de richesse les plus importantes sont en Asie et au Moyen- Orient. Il faut attirer ces capitaux parce qu'il faut se développer et les pays du monde occidental pensent à développer leurs investissements, donc ils vont chercher des sous au Moyen-Orient. Ils sont pragmatiques et n'ont pas de complexe par rapport à ça. -Mais est-ce que cet intérêt est conjoncturel ou s'inscrit-il dans la durée ? Cela dépend des pays. Par exemple, en Angleterre c'est sur le long terme parce qu'ils veulent faire de Londres un hub et aujourd'hui ils sont très en avance puisque comparé au reste de l'Europe, ils ont beaucoup de banques islamiques d'investissement et ils savent que ces banques là peuvent participer au développement. Ils ne sont pas là à dire qu'ils vont islamiser le système financier britannique. Par contre, la France par exemple, c'est un pays où on a un plus peur. On veut bien autoriser la finance islamique, mais sous certaines conditions. On n'est pas très friands. L'intérêt est conjoncturel, c'est clair, mais je pense que ça s'inscrit quand même dans une démarche à long terme, puisqu'il y a même des formations qui sont dispensées sur la F.I. Par contre, pour la banque de détail, ça risque de prendre du temps parce qu'il y a une certaine crainte. C'est pour cela qu'il faut introduire la FI d'abord par la banque d'investissement, et une fois que tout le monde est rassuré, on fait le reste. Dans le monde arabo-musulman, il y a une culture du pragmatisme qu'on a perdu. -Est-ce que la FI a besoin d'un cadre réglementaire spécifique qui soit dissocié de celui régissant la finance conventionnelle ? Tout dépend de la législation qui existe. Par exemple, en France, on a simplement introduit une instruction fiscale parce qu'on a considéré que la règlementation était déjà complète. On a donc juste adapté la loi fiscale parce qu'on considérait que chaque produit islamique pouvait entrer dans le cadre qui existait déjà. Mais, dans les pays où la réglementation est moins développée et où les produits islamiques ne sont pas pris en compte, il faut créer une réglementation adéquate. C'est une question politique avant tout. Car si vous mettez un cadre règlementaire spécifique, ça veut dire que vous légitimez la FI, vous la reconnaissez en tant que telle. Certains pays comme la Malaisie ou le Moyen-Orient le font sans complexe. Ce qui est important, c'est que cette réglementation ne contienne pas de distorsion, c'est-à-dire qu'elle n'avantage pas une banque par rapport à une autre. Si les banques ont un mode de fonctionnement personnel qui fait qu'elles ne sont pas compétitives, vous pouvez leur donner un coup de main pour qu'elles soient à niveau. Plus les choses seront claires et ancrées juridiquement, plus chacun pourra travailler avec l'esprit tranquille. Il faut en mettre une en place une règlementation spécifique à la FI. Au Liban par exemple, les autorités avaient essayé au début de faire de la finance islamique sans trop vouloir la reconnaître le mot islamique, donc il l'ont fait juste en modifiant certaines lois, mais finalement ça a marché si bien qu'ils ont maintenant une loi spécifique à la FI. En Occident aussi, on le fait donc pourquoi ça ne se ferait pas chez nous. Le tout est de bien expliquer ce que c'est et comment ça marche. C'est cette éducation qui reste à faire. -La FI n'est quand même pas la panacée en matière de finances. Elle n'est pas infaillible et n'a pas de solutions à tout ? Non pas du tout. Les banques islamiques peuvent aussi faire faillite. Ça reste des banques dont les investissements sont improductifs donc pour le faire, il faut avoir un savoir-faire. Comme toutes les banques, si elles choisissent des investissements qui ne sont pas rentables, elles ne peuvent pas durer. C'est du pragmatisme et de la réalité. Islamique ou pas, si à un moment vous devez dégager du profit et que vous n'êtes pas capable de le faire, vous disparaissez, c'est la règle du marché. On a souvent l'impression que plus on a de possibilités, plus on fait un meilleur résultat, moi je pense que si dans la FI les produits ont été réduits et qu'ils sont limités, c'est parce qu'on sait que dans le monde de la finance, si on donne trop de possibilités, on arrive au résultat inverse. En FI, on minimise les «maffassid» (torts) et on maximise les «massalih» (bienfaits) contrairement à la finance conventionnelle. D'ailleurs, on peut noter que depuis la libéralisation financière avec transfert des risques, titrisation, augmentation des dettes, on a énormément de crises financières. Il faut peut-être se poser la question quant aux effets de cette liberté dans les finances. Le marché de la finance est spécial et a ses propres règles. On ne peut pas lui appliquer celles qu'on applique dans d'autres industries par exemple.