Lors du décès simultané, il y a une semaine, de cheikh Abderrahmane Djilali et de Keltoum, nous avions voulu voir, dans cette double disparition, un symbole des liens qui unissaient, au siècle dernier en Algérie, les milieux religieux aux artistes. Nous relevions notamment les compagnonnages du cheikh avec les dramaturges Mahieddine Bachtarzi et Rachid Ksentini (voir dernier Arts & Lettres), les frères Racim, Mohammed le miniaturiste et Omar le calligraphe et enlumineur, les grands maîtres du chant andalou, etc. Nous signalions qu'il avait toujours soutenu son neveu, Louaïl, artistepeintre moderne, et que son propre fils, Réda El Djlilali, était musicien et chanteur. Nous rappelions que l'Office national des droits d'auteur avait fait appel à lui pour participer à la validation des textes du patrimoine musical ancien. Et nous nous demandions s'il avait rencontréKeltoum. La réponse nous est parvenue depuis, presque évidente, tant cet homme nous surprendra toujours. Il l'avait bien connue au théâtre puisque non seulement il avait écrit des pièces, mais, selon des témoignages sûrs, il avait exercé comme souffleur dans des pièces où jouait Keltoum en compagnie de la grande actrice Latifa. Chose extraordinaire, quatre jours avant leur décès, Keltoum avait parlé de cheikh Djlilali à la jeune amie qui l'assistait dans sa maladie. Il est pour le moins désolant de s'étonner, aujourd'hui, que la religion tenait l'art en haute estime quand on sait que l'Islam, dès ses débuts, accordait de l'importance à la beauté et aux formes artistiques considérées comme des tentatives d'élévation des humains vers l'ordre divin. En témoigne tout le patrimoine islamique, celui de l'architecture, notamment des édifices religieux, mais aussi de toutes les autres disciplines. Il n'était donc pas inhabituel que les imams s'attachaient les services de calligraphes, céramistes, sculpteurs, peintres-décorateurs, etc. Les dynasties musulmanes furent de grandes mécènes, accueillant poètes, historiens, hommes de science, artistes en tout genre. Ce lien, qui s'est étiolé avec la décadence, a parfois rejailli dans des circonstances historiques particulières. La colonisation de l'Algérie et la montée du mouvement nationaliste ont ainsi resserré les liens entre les deux milieux, les religieux réformistes voyaient dans la littérature et les arts un moyen de défense contre la dépersonnalisation culturelle imposée par l'occupant. Il ne négligeait pas non plus les possibilités didactiques offertes par les arts dans l'enseignement religieux. Cette alliance n'était pas seulement conjoncturelle, puisqu'entre les deux mondes de nombreuses passerelles existaient et que certains individus appartenaient aux deux. Bachtarzi avait exercé comme muezzin et, même après s'être impliqué complètement dans le théâtre, fit longtemps l'appel à la prière de l'Aïd à la Grande Mosquée d'Alger et psalmodiait le Coran pour les tarawih du Ramadhan. Le grand mufti malékite d'Alger, cheikh El Kebabti, grand amateur de poésie était l'auteur de chansons. On peut citer aussi le mufti Mohamed Benchahed, décédé à la fin du XIXe siècle et son disciple le cheikh Benyoucef, auquel on attribue le genre aroubi constitué à partir du patrimoine andalou. Le chanteur oranais, Ahmed Wahbi, avait témoigné de l'influence de son père, muezzin à la voix d'or, dans son engagement artistique et plusieurs vieux Oranais affirmaient que le fils hérita de la puissance et du timbre de son père. La création des associations de musique andalouse au siècle dernier avait, en outre, été fortement appuyée par les imams dont certains furent membres de leurs conseils d'administration. De même, la création de l'Ecole de miniature algérienne par Mohammed Racim fut encouragée en tant qu'expression de l'identité algérienne et musulmane, sans que la question de la figuration humaine ne soit, semble-t-il, jamais avoir été évoquée ni invoquée. Après l'indépendance, cette attitude favorable des religieux à l'égard des arts se prolongea avec des tenants du mouvement des ulémas dont les préventions morales, parfois rigoristes, n'allaient pas à l'encontre des créateurs, mais les invitaient à poursuivre leur travail dans la Voie. Cheikh Djellouli dit El Miliani, qui fut longtemps le conservateur du mausolée du patron spirituel d'Alger, Sidi Abderrahmane El Thaâlibi, en est un exemple. Cet ancien compagnon de cheikh Abdelhamid Ben Badis accordait une grande considération à la littérature et aux arts et il alla jusqu'à adresser au roi de Suède une lettre pour protester contre l'Académie du Prix Nobel qui avait écarté Taha Hussein de la distinction littéraire suprême. Il impressionna fortement le grand réalisateur allemand, Win Wenders, en visite à Alger sur invitation de la Cinémathèque, quelques semaines avant que celui-ci n'obtienne la Palme d'or du Festival de Cannes 1984 avec son film Paris-Texas. L'imam lui avait fait visiter le mausolée et s'était entretenu avec lui du métier de cinéaste, son propre fils, Hamid Djellouli, était monteur des films de René Vautier, Ahmed Rachedi et Bertrand Tavernier ! Notre confrère, Azzedine Mabrouki, qui assistait aussi à cette rencontre extraordinaire, s'en souvient encore avec émotion. C'est également cheikh El Milani qui, selon un témoignage, aurait rassuré le grand chanteur chaâbi, Amar Zahi, son voisin, sur le caractère licite de ses chants, évitant à l'Algérie de perdre un talent immense. De nos jours, de telles rencontres paraîtraient irréelles. Elles nous invitent cependant à nous incliner avec respect et émotion sur la mémoire de ces hommes de religion qui ne concevaient pas leurs missions en dehors d'un attachement à l'ensemble du tissu social. Elles nous invitent aussi à considérer sous un autre regard les rapports entre la religion et l'art.