Tout le talent du prix Nobel de littérature pour faire entrer un petit lieu dans la grande histoire. C'est l'histoire de Qurunfula, Hilmi, Ismaïl, Zaynab, Khalid et bien d'autres personnages qui symbolisent la population égyptienne que nous raconte Naguib Mahfoud, écrivain égyptien, à travers son roman, Karnak Café, publié en arabe en 1974 et récemment traduit en français*. Tout au long de cette intrigue triste, sombre, désespérante, parsemée d'énigmes et de disparitions mystérieuses, les lecteurs découvrent l'histoire d'un groupe d'individus pris en otage par un système totalitaire qui contrôle, épie, réprime, avilit, anéantit. Ce roman, raconté à la première personne par un narrateur anonyme et omniscient qui nous révèle les lieux où se déroulent les événements, les pensées, les sentiments et les paroles des personnages, est écrit sous la forme de quatre séquences. Le style simple et énigmatique suscite notre curiosité, incitant à aller jusqu'au bout de ce récit qui, par moments, prend l'allure d'un conte qui pourtant se déroule aux temps modernes, au pays des Officiers libres et de la révolution de 1952, supposée rendre au peuple sa liberté et sa dignité. Un jour, lors de l'une de ses promenades dans les rues grouillantes du Caire, le narrateur rencontre Qurunfula, ancienne danseuse, devenue tenancière de Karnak Café, lieu de rencontre, de discussions, d'échanges et de convivialité, fréquenté par des hommes de tous âges qui s'adonnent à leur passe-temps favori : débattre des affaires politiques du pays. Dans la première séquence du roman consacrée à Qurunfula, le narrateur, qui joue à la fois le rôle de témoin et de lien entre les protagonistes et les lecteurs, présente l'histoire du point de vue de cette femme. Qurunfula est celle qui va permettre au narrateur de faire connaissance avec les personnages de l'histoire. Elle va également jouer le rôle d'informatrice et donner la possibilité au narrateur d'avoir accès à des renseignements qui lui permettront d'avancer dans l'élucidation de l'intrigue qui, au fil des pages, prend l'allure d'une enquête. Au sein de ce café où se dégage une atmosphère chaleureuse, gaie et où chacun vient faire vivre ses rêves, Qurunfula vit entourée d'hommes qui l'admirent, la désirent, la convoitent. Cette femme est follement amoureuse de Hilmi Hamada, jeune étudiant en médecine qui tout comme ses pairs étudiants, qui fréquentent Karnak Café, sont des enfants de la révolution. Hilmi affiche librement son appartenance au parti communiste. Alors que la vie poursuit son cours, les habitués de Karnak Café se retrouvent confrontés à la disparition de trois de leurs membres. Nul ne pouvait expliquer les raisons de cette absence imprévue et injustifiée. Mais, voilà qu'un après-midi, les trois étudiants réapparaissent. Leurs visages avaient changé. : cranes rasés, regards fânés, airs bizarres... Au café, l'ambiance devient tendue. La suspicion et la méfiance ont investi les cœurs et tout sujet portant sur la politique était désormais évité. Quelque temps après cet événement, Hilmi, Zaynab et Ismaïl disparaissent une seconde fois. Le mystère et le soupçon se font de plus en plus pesants. Mais un soir, après la défaite de l'armée égyptienne lors de la guerre des Six jours, le groupe d'étudiants réapparaît pour disparaître une troisième fois. Lors de leurs retours brefs, Hilmi, Ismaïl et Zaynab évoquent le nom d'un homme qui semble être leur bourreau en prison : Khalid Safwan. Lorsque les enfants de la révolution reviennent après leur troisième disparition, ils ne sont plus que deux. Hilmi est mort dans sa cellule lors de sa dernière incarcération. Par ailleurs, une nouvelle tombe comme un couperet : Khalid Safwan, le bourreau des enfants de la révolution est arrêté et emprisonné à son tour. Dans cette première partie, l'auteur pose le cadre général et nous introduit à l'histoire récente de l'Egypte, à travers cinq personnages principaux qui évoluent dans un pays où «l'homme -est- privé de droits, de respect, de soutien...». Dès le début, Naguib Mahfoud crée une atmosphère où le mystère et le suspense tiennent l'attention des lecteurs en haleine par le biais d'une intrigue qu'il dévoile au fur et à mesure de l'avancement de l'histoire. Dans les trois séquences suivantes, le narrateur change de posture et endosse le rôle d'un enquêteur qui, pour reconstituer la grande histoire, va donner la parole à Ismaël, Zaynab et Khalid Safwan. Par ailleurs, les confessions des protagonistes ont un rôle essentiellement informatif et s'avèrent très précieuses puisqu'elles nous révèlent la réalité du système policier et carcéral en Egypte et contribuent à dissiper le mystère et le suspense qui a pesé sur la première partie. Dans un langage franc, direct, triste, désabusé et désespéré, les trois personnages nous invitent à nous immerger au coeur de leur monde, de leurs blessures, de leurs déceptions, de leurs désillusions. Le récit de Ismaël Al Shaykh nous livre des informations qui éclairent sur l'identité de cet homme, son origine sociale et les raisons ainsi que les circonstances de son arrestation. Ismaël est issu d'un milieu familial pauvre. Il est arrêté une nuit, pendant qu'il dormait sur un canapé dans la cour d'une maison où ses parents vivent dans une pièce. Son nom a été trouvé sur le registre du parti des Frères musulmans, car il avait donné une piastre pour aider à la construction d'une mosquée. Après avoir été accusé d'appartenir au mouvement des Frères musulmans, il est soupçonné d'être communiste ! Dans un langage qui laisse transparaître de la souffrance et une profonde haine pour le système qui torture et déshumanise, il raconte son incarcération, les scènes de tortures dont il a fait l'objet et sa rencontre avec son bourreau, Khalid Safwan, homme cruel qui inflige les pires sévices pour obtenir des aveux. Sous l'effet de la peur et de la contrainte, Ismaël devient indicateur. Lorsqu'il est relâché, il rejoint les fidayins, des groupuscules appartenant au mouvement des Frères musulmans. Zaynab Diyab a grandi dans le même quartier que Ismaïl avec qui elle entretient une relation amoureuse. Comme lui, elle est accusée d'avoir des liens avec les Frères musulmans puis avec les communistes. Elle est arrêtée pour trahison, torturée et violée par Khalid Safwan. A son tour, Zaynab devient indicatrice. C'est elle qui a dénoncé Hilmi qui projetait de distribuer des tracts pour dénoncer le système. A sa sortie de prison, Zaynab va se livrer à la prostitution. Le témoignage de Zaynab est émouvant, poignant, saisissant. Cette femme, qui croyait fermement aux valeurs de la révolution, parle de sa souffrance, de son «honneur déchu», de sa découverte d'une «puissance terrifiante -qui opère- en toute indépendance de la loi et des valeurs humaines». Elle dénonce le système qui incite les individus à haïr et à se haïr, à mépriser et à se mépriser, à désespérer... Cette femme, ébranlée dans ses convictions profondes et désormais habitée par la mort, prend conscience qu'elle fait partie d'un «peuple à la dérive», à qui «les aléas de la vie et l'impact de la défaite leur ont fait perdre tout sens des valeurs…» C'est au tour de Khalid Safwan de parler. Après sa libération, ce personnage, qui incarne à la fois l'oppresseur et l'opprimé, ose se montrer au Karnak Café. Lors de l'une de ses incursions, il lance à l'assemblée qui le regarde d'un oeil méfiant : «nous sommes tous à la fois victimes et assassins». L'intervention de ce personnage est très instructive car elle nous livre les positions des différents partis égyptiens, informe sur la situation politique égyptienne et sur son expérience définie comme une défaite. Malgré cette vision pessimiste, Khalid Safwan tire des leçons de son passé et adopte une philosophie de vie basée sur le rejet de la violence, de l'autocratie et du despotisme. A travers ce roman des rêves évanouis et des «espoirs défunts» publié en 1974, Naguib Mahfoud nous fait découvrir le système totalitaire des gouvernants égyptiens durant les années 1960. Tout au long du texte, le narrateur, qui joue le rôle à la fois d'enquêteur et de porte-voix des générations égyptiennes durant les années soixante, s'attache particulièrement à mettre à nu leurs déceptions et leurs désillusions, notamment après la défaite de la guerre contre Israël (1967). D'autre part, il montre comment des individus, façonnés par le système, ses incohérences, ses contradictions, ses incompétences et ses horreurs, ont perdu tout sens de l'honneur. Pourtant, malgré le sentiment d'échec qui étreint les coeurs des personnages, malgré leur déchéance et leur perte d'enthousiasme et d'espoir, la vie poursuit son cours. Les habitués de Karnak Café, ce temple où des êtres qui ont «l'impression de mourir à petits feux» viennent chercher refuge et réconfort et vivent avec l'ultime conviction «qu'à travers l'amour renaîtra la pureté et l'innocence». *Naguib Mahfoud, «Karnak Café », éditions Actes Sud, Novembre 2010, traduit de l'arabe (Egypte) par France Meyer, P. 117.