Bien que le régime et son parti, le PND, soient plus que certains de remporter une écrasante majorité à l'occasion des élections législatives qui se déroulent aujourd'hui, le prochain Parlement ne saurait être le reflet des courants qui traversent la société égyptienne. Il sera aussi moins crédible, dès lors, que c'est l'écrasante majorité des 40 millions d'électeurs qui bouderont les urnes, de l'avis même des partisans du pouvoir. Le Caire (Egypte). De notre envoyé spécial Le Nil retient sont souffle. Le face-à-face électoral qui oppose le Parti national démocratique (PND) du raïs Moubarak aux Frères musulmans risque bien d'embraser Le Caire. Les batailles ont souvent pris des formes violentes durant la dernière journée de campagne. Dans plusieurs villes du pays, les meetings électoraux ont dégénéré en émeutes et en affrontements. C'est le cas dans la circonscription d'Essayeda Zaineb, au Caire, où le président sortant du Parlement, Fathi Sorrour, se présente. Un rassemblement de militants surexcités de l'organisation des Frères musulmans a dégénéré. Les vitres de nombreux magasins ont été cassées par les manifestants après que la police soit intervenue pour disperser la foule. Le spectacle était le même dans plusieurs régions du pays. Pas moins de 150 militants appartenant à cette organisation ont été arrêtés durant la campagne électorale. Une véritable rafle à la veille du scrutin. Les médias sont aussi dans le viseur du régime. Avant-hier, la chaîne de télévision BBC en arabe a été empêchée de filmer son émission «L'heure des comptes» couvrant les élection. Une émission-débat où étaient invités des représentants de trois partis. La chaîne a accusé les services de sécurité d'être derrière cette interdiction en raison de la participation des autres partis à l'émission. L'équipe de tournage a décidé donc de rentrer à Londres. La capitale égyptienne est véritablement sous quadrillage policier. Des camions des forces de sécurité sont placés dans tous les coins et recoins de la ville ; il y a presque autant de policiers que de citoyens. La célèbre place de la Libération (Maïdan Ettahrir), point de départ de toutes les manifestations, est sous étroite surveillance policière. C'est donc dans un climat politique des plus violents que les Egyptiens sont appelés à «élire» les 508 députés qui composeront le Conseil du peuple (Parlement). Les candidats représentant tous les partis qui ont pris part à cette élection sont au nombre de 5042 ; seul le parti au pouvoir a réussi à présenter ses candidats dans les 245 circonscriptions. Plusieurs partis mettent en garde contre le recours à la violence le jour du scrutin, ce qui pousserait beaucoup d'Egyptiens à bouder les urnes. Le premier responsable du parti El Wafd, Essayd El Badwi, auquel les pronostics accordent la deuxième place après le PND, s'attend à l'utilisation de la violence : «Je prévois que dans de nombreuses circonscriptions des scènes de violence se produiront. Le phénomène baltaguia (voyous) est présent et les candidats du Parti national démocratique persistent à utiliser ces baltaguia pour dissuader les électeurs dans les circonscriptions où il savent qu'ils n'obtiendront pas de bons résultats», a indiqué El Badwi dans une longue interview accordée au journal El Masri El Youm d'hier. Pour lui, «la bataille électorale a été inégale tant que le chef de l'Etat est en même temps président du PND et que l'Etat, avec tous ses moyens colossaux, est mobilisé pour servir le PND. De plus, le Premier ministre, les ministres, les chefs de district, la police et les notables sont au service du parti du raïs», a-t-il ajouté. Il faut souligner que dix ministres du gouvernement actuel se sont présentés sous la casquette du PND, dont le fils de l'ancien secrétaire général des Nations unies, Youssef Boutros Ghali, ministre des Finances et directeur exécutif au sein du FMI. Le seul candidat d'origine chrétienne copte. Une communauté qui représente 10% de la population globale et qui, dans sa majorité, boycotte toute élection. Des élections qui s'annoncent donc verrouillées au vu des événements qui ont marqué la campagne électorale. Contrairement aux précédents scrutins, les juges, qui sont une garantie pour la transparence des élections, ont vu leur marge réduite. L'Etat d'urgence aidant, le régime veut une élection fermée. Pas question de laisser émerger une force politique capable de balayer celle qui est déjà en place. Ainsi, jamais une élection n'a suscité autant de violence et d'affrontements, a commenté la presse cairote, hier. L'enjeu est tel que le parti au pouvoir, le PND, veut s'assurer une majorité au prochain Parlement. «Après avoir laminé tous les courants d'opposition démocratiques, le régime Moubarak ne peut s'offrir mieux que les Frères musulmans comme principale force politique. Il agite à chaque fois cette menace pour se maintenir au pouvoir», a analysé Hassan Nafaî, politologue et bras droit de Mohamed El Baradai. Commentant l'élection d'aujourd'hui, H. Nafaî, dont le mouvement a appelé au boycott des élections, est catégorique : «C'est une élection dont les résultats sont connus d'avance. Le PND remportera la majorité et les quelques sièges restants seront répartis entre les partis d'opposition officielle. Cette opposition qui a refusé de boycotter sera bien évidemment récompensée pour services rendus. Pour ce qui est des Frères musulmans, ils obtiendront un nombre de sièges inférieur au mandat précédent qui était de 88.» «Tout compte fait, il s'agira plutôt d'un Parlement désigné et non pas élu.» Pour cet opposant, il ne peut y avoir d'élection démocratique dans un pays où l'état d'urgence règne en maître et où les moyens de l'Etat sont mobilisés au profit du seul parti au pouvoir. «Le pouvoir veut donner cette impression d'une confrontation politique sérieuse, mais la réalité est tout autre. Et on le verra le jour du vote. L'écrasante majorité des Egyptiens ne se rendra pas aux urnes. La participation ne dépassera pas les 20%», a assuré Hassan Nafaî dans une déclaration à El Watan. L'élection présidentielle de 2005 a connu officiellement un taux de participation de 23%. Mais qu'est-ce qui pourrait alors expliquer ce climat tendu entre le pouvoir et les Frères musulmans essentiellement ? De l'avis de Hassan Nafaî, «l'enjeu de ces élections est la préparation de la présidentielle de 2011. L'importance de la présidentielle fait que le parti au pouvoir ne veut laisser aucune possibilité aux potentiels candidats pour la course à la magistrature suprême. Le système électoral est fait de sorte qu'un candidat à la présidentielle doit avoir un minimum d'élus au sein des assemblées nationales et locales élues. Ce qui veut dire qu'il ne pourrait pas y avoir un candidat indépendant à cette élection. Cela s'appelle une dictature», tonne le bras droit de Mohamed El Baradai. Le leader du Parti des socialistes révolutionnaires, Hicham Fouad, est du même avis : «Il est impossible d'imaginer une élection libre et démocratique dans un pays qui vit sous état d'urgence depuis 29 ans. Le régime Moubarak ne laisse pas apparaître une autre force politique. Il tue dans l'œuf toute tentative de changement.» Les Frères musulmans, le monstre du loch Ness C'est la principale force politique d'opposition au régime Moubarak et la mieux structurée, mais frappée d'une interdiction par «la force de la loi». Elle fait l'objet de toutes les attaques, notamment de la part du PND. Elle a été obligée de présenter ses candidats en tant qu'indépendants. Depuis le début de la campagne électorale, ses candidats sont accusés d'utilisation de la religion lors des meetings. Le fameux slogan «La religion est la solution» fait peur au pouvoir. Les candidats de Gamaât El Ikhwan sont obligés de laisser de côté, le temps d'une campagne électorale, ce «dangereux slogan» qui rappelle de mauvais souvenir. Ils doivent recourir à d'autres techniques et subterfuges dans l'élaboration des mots d'ordre de campagne pour ne pas tomber sous le coup de la loi. Mais rien à faire. Le pouvoir est déterminé à les faire perdre en les montrant comme «le péril vert» qui menacerait la République. Pour leur barrer la route, le pouvoir ne met pas de gants. Pas moins de 400 candidats, dont 6 sont députés dans l'actuel Parlement, ont vu leurs dossiers rejetés par l'Autorité supérieure d'organisation des élections. Les dirigeants des Frères musulmans dénoncent «une campagne odieuse qui vise les candidats indépendants sous prétexte qu'ils sont un danger pour la société». Le docteur Mohamed El Baltagui, dirigeant de l'organisation, nous a indiqué que «les accusations du PND sont infondées. C'est ce parti qui utilise la religion et les mosquées dans sa campagne et il essaie de nous désigner comme ennemi du peuple. Alors que le vrai débat devrait porter sur les conditions de tenue de ces élections». Des conditions qui préparent à une fraude généralisée, selon El Baltagui : «Ces élections se dérouleront en l'absence d'observateurs internationaux ; les juges sont écartés ; les journalistes étrangers sont empêchés de travailler librement ; les représentants des candidats dans les bureaux de vote ne sont pas admis… bref, toutes les conditions sont réunies pour frauder massivement, contrairement aux élections de 2005.» «Le pouvoir veut organiser une élection dans le noir, et c'est dans le noir que les voleurs opèrent», a ajouté le responsable des Frères musulmans, qui accuse le parti au pouvoir de vouloir provoquer la violence pour justifier ensuite l'intervention de la police : «De toute manière toute l'opération de l'organisation des élections est passée entre les mains du ministère de l'Intérieur et de la police.» A la question «pourquoi participer alors que les garanties d'une élection libre ne sont pas réunies», Mohamed El Baltagui répond : «Effectivement, au départ, il y avait un consensus de toutes les forces politiques d'opposition de ne pas prendre part à ces élections en raison de l'absence de garanties, mais nous, nous avons choisi d'y participer pour montrer et prouver le caractère antidémocratique du régime !» En somme, les élections législatives d'aujourd'hui, qui verront sans doute le parti au pouvoir asseoir son hégémonie sur le Parlement, seraient, de l'avis de beaucoup d'observateurs cairotes, déterminantes pour le scrutin présidentiel qui se tiendra l'année prochaine. Le raïs, qui dirige le pays d'une main de fer depuis trente ans, n'est pas près d'abandonner son fauteuil.