André Prenant nous a quittés le 6 décembre 2010 à l'âge de 84 ans. Issu d'une élite intellectuelle parisienne, il avait pour grand père Auguste Prenant (1886-1927), médecin histologiste, dreyfusiste et libre-penseur. Sa mère, Lucie, était sévrienne et agrégée de philosophie ; sa sœur aînée, Jeannette Colombel, fut elle aussi philosophe, sartrienne et militante de la gauche de la gauche. Son père Marcel (1893-1983), était un biologiste renommé, professeur à la Sorbonne et au Collège de France, également à distance, d'une part de Mandel, de Lamarck et du darwinisme, et d'autre part de la «science populaire» lyssenkiste — entendons officielle soviétique. Il fut pourtant un ardent militant du PCF et un grand résistant, en Haute Saône, aux côtés de Pierre Durand, futur rédacteur en chef adjoint de L' Humanité. Devenu chef d'état-major des FTP, il fut arrêté et déporté à Neuengamme en juin 1944. Son fils André échappe de justesse aux agents nazis venus l'arrêter. Il rejoint au printemps 1944 le maquis d'Achères, près de Fontainebleau. Après le démantèlement du maquis, on le retrouve adjoint du colonel Fabien et résistant sur les marges Lorraine-Luxembourg-Belgique jusqu'à l'arrivée des forces américaines ; puis, il suit jusqu'en Allemagne les destins de l'armée de Lattre. Jeune adhérent au PCF, baignant dans un milieu familial militant, André a été tôt engagé en politique. Il est, après-guerre, un inébranlable militant communiste, un temps aux côtés, entre autres, d'Annie Kriegel. Jeune militant, il distribue force tracts devant l'Institut de Géographie de Paris, à l'angle des rues Gay Lussac et Saint Jacques, où se trouvait naguère la bibliothèque Augustin Bernard, bien connue des chercheurs voués à l'étude du Maghreb. André Prenant est reçu premier à l'agrégation de géographie en 1948. Géographe pur, on lui doit plusieurs écrits sur l'Algérie, du Constantinois à la région de Tlemcen, de la géomorphologie à la démographie. Il est, avec son aîné André Nouschi et son puîné Yves Lacoste, l'un des auteurs de L'Algérie, passé et présent(1) paru en 1960. Nonobstant la marque de fabrique communiste des Editions sociales, ce livre, riche d'approches nouvelles, marque une étape décisive dans l'historiographie décolonisée de l'Algérie. Et pourtant, les auteurs avaient bataillé entre eux — le superviseur et préfacier Jean Dresch dut arbitrer notamment entre Nouschi et Prenant pour aboutir à la version définitive du tome 1. Mais le tome 2 qui devait suivre ne parut jamais — le public eut droit au passé, pas au présent : le PCF dut redouter que soient abordées ses positions relatives à la guerre d'indépendance algérienne, mise à jour la prégnance de sa stratégie de Front populaire et son cautionnement de l'engagement dans la guerre coloniale(2). Et, aux temps premiers de l'Algérie indépendante, il aurait été, aussi, incongru de jeter un regard un tant soit peu critique sur le jeune pouvoir algérien. Elargissant ultérieurement ses centres d'intérêt, André Prenant publie aussi en 1997 un livre remarqué, écrit avec Bouziane Semmoud, englobant Maghreb et Proche-Oriene(3). Sa thèse de doctorat, qui devait traiter de l'évolution démographique de l'Algérie, avait été entreprise sous la direction de Jean Dresch. Ce dernier lui fit bénéficier à partir de 1954, plusieurs années durant, de l'aide du CNRS. La thèse fut pourtant sans cesse ajournée et elle ne fut finalement jamais soutenue. André Prenant, sans cesse sur le qui-vive, toujours à la pointe de la recherche, avait d'autres chantiers plus immédiats — il fut entre autres conseiller de l'Algérie pour les recensements de 1966 et de 1977. Il eut aussi de douloureux soucis personnels/familiaux, qui durent s'ajouter aux tiraillements intimes que lui valaient ses convictions politiques affirmées. Parmi les trois auteurs, tous originellement communistes, de L'Algérie, passé et présent, il est celui qui quitte le parti en dernier, probablement au moment où Georges Marchais est remplacé à sa tête par Robert Hue en 1984 — André Nouschi, lui, l'avait quitté dès 1948, Yves Lacoste en 1956. Malgré ses désaccords avec le parti, André Prenant resta au parti quatre décennies durant. Résolument dressé contre le coup d'Etat du 13 mai 1958, puis contre l'OAS, il fut aussi, dans une modestie qui répugne à l'auto-héroïsation, un opposant politique de la Ve République. Témoin sensible de l'intérieur, et dans la douleur, des blocages communistes, il fut à la fois internationaliste et Français de France. A l'endroit du PCF, il voyait sans doute où le bât blessait, il savait concevoir, sinon formuler des critiques idoines de veine libertaire, tout en ployant sous la nécessité de leur incarnation par un parti proclamé révolutionnaire, fût-il aux antipodes de l'approche libertaire, et englué dans ses stratégies de pouvoir franco-françaises. André Prenant était de naturel entier et impulsif. Je l'ai rencontré une première fois à Alger en 1963. L'entrevue fut aigre-douce quand fut abordé l'anticolonialisme du PCF. J'eus alors le sentiment que, si André Prenant n'était peut-être pas sur le fond en désaccord avec ce que lui lançait le jeune effronté, il s'irritait qu'on en pût parler avec une ordinaire liberté de ton insoucieuse des dogmes et des monuments. Epris de l'Algérie, il s'y rendit dès 1946. Il fut nommé professeur à Alger en 1949 ; il y enseigna jusqu'en 1953 au « petit lycée» de Mustapha — le lycée Gautier —, avant de rejoindre la Sorbonne comme assistant, et, in fine, l'université de Paris VII-Jussieu. Entre-temps, il avait choisi de retourner à Alger où il enseigna à l'université de 1962 à 1966. Il fit partie de cette génération de «Pieds- rouges», qui épousèrent alors les espoirs que l'Algérie indépendante suscitait de par le monde. Cela ne l'empêcha pas de formuler en privé des critiques sur l'appareil politique dirigeant, sa politique économique et sa phraséologie islamo-révolutionnaire. Je rencontrai André Prenant une deuxième fois, à Paris en 1992, alors que je co-dirigeais, avec Annie Rey-Goldzeiguer, le DEA Maghreb à l'université Paris III - Sorbonne nouvelle. Nous abordâmes alors la question de l'appareil de pouvoir qui enserrait l'Algérie. Il fut visiblement contrarié qu'un autre que lui s'essaie à cet examen critique : le jeune quinqua que j'étais alors disait les choses crûment en essayant de les théoriser dans la lignée des réflexions de Max Weber sur la bureaucratie à domination légale et du Gramsci analyste des dégénérescences bureaucratiques— c'était, il est vrai, avant le climax de la décennie noire. André Prenant ne cessa jamais, ni de tenter de promouvoir les liens entre Algériens et Français ni d'être attentif à l'Algérie. Il manifesta sa solidarité avec les opposants algériens persécutés, emprisonnés et torturés, dont les militants du PAGS, le parti communiste algérien clandestin ; cela alors que le PCF privilégia longtemps les relations avec un pouvoir d'Etat algérien qui à l'époque Boumediène se réclamait démonstrativement du socialisme, tout en travestissant la nécessaire arabisation au nom d'un Islam formel dogmatisé non moins démonstrativement en rituel identitaire réactionnaire. Pendant la décennie noire, André Prenant critiqua à la fois le pouvoir algérien rentier de l'appareil militaire et l'islamisme militant, lequel provenait pour moi, certes des blocages et des ressentiments accumulés, mais aussi, volens nolens du moule d'un authentique obscurantisme d'Etat. Il y avait chez André Prenant une droiture militante, mais, devant se mouvoir entre plusieurs feux, elle était troublée dans la mesure où la réalité ne correspondait guère à ce qu'il avait pu rêver, à la ligne qui symbolisa si longtemps ses rêves : la butte témoin symbole de ses rêves était le Parti. Mais, même après l'avoir quitté, il resta jusqu'au bout un homme de conviction actif, un franc-tireur courageux, un manifestant infatigable : le même militant, le même internationaliste, toujours français, toujours ami de l'Algérie, toujours promoteur des liens entre les deux rives de la Méditerranée. Ces rapports désormais se construiront sans lui mais, espérons-le, dans l'inspiration que son engagement, toute sa vie durant, voulut leur donner.
Notes de renvoi : 1) Editions sociales, Paris, 1960, 453 p. 2) L'Humanité du 28 février 1956 avait titré «Guy Mollet aux Algériens : guerre à outrance si vous ne déposez pas les armes! ». Et le 12 mars, les 146 députés communistes votaient les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet. 3) Maghreb et Moyen-Orient. Espaces et sociétés, Ellipse, Paris, 1997, 256 p.