Le public mélomane algérien révèle un potentiel d'écoute merveilleux qu'il ne pouvait, jusque-là montrer, faute d'occasions, et il gagne en qualité et en diversité à la faveur des rencontres musicales désormais régulières. Le Festival international de musique andalouse et des musiques anciennes participe grandement à cette avançée et sa cinquième édition a marqué en beauté la fin de l'année 2010. L'Ensemble régional d'Alger, qui a ouvert les festivités, ne pouvait que nous ravir. Sous la direction de cheikh Zerrouk Mokdad, le remarquable soliste, fils de Cherchell Ismaïl Hakem, a rendu un bel hommage au maître du genre, Dahmane Benachour. Juste après, le public était emporté par une gamme de sons venus d'un ailleurs pas si lointain qu'on pourrait le penser. En effet, la géographie des musiques est bien plus ramassée qu'elle en a l'air. Ainsi, le système modal de la musique du sous-continent indien est constitué de «ragas» comparables au «tubu'» de la musique andalouse. Ranajit Sengupta nous a fait découvrir les délices du «sarod». Mandoline indienne inventée au XIXe siècle, cet instrument étonnant rivalise avec l'ancestral «sitar». Ranajit Sengupta est passé maître dans son maniement. D'abord surpris par les sons inhabituels, nous suivons, sans grande difficulté, ce merveilleux musicien au pays des Ragas… Quand Shirin Sengupta parle, c'est déjà un enchantement. Mais quand elle chante, elle est divine ! Elle complète le voyage initiatique entamé par son musicien de mari, par des chants d'une élégance rare et, autres passerelles, certains y retrouvent mêmes des intonations de l'«achwiq» de nos montagnes de Kabylie ou des Aurès. Shirin nous invite à une exploration musicale du «khyal», un des nombreux styles de la musique du nord de l'Inde. Et pour rendre honneur à Alger, qu'elle visite pour la première fois, elle clôt son récital par «Mata nastarihou min wahchi el habayeb» puisé dans notre patrimoine andalou. Les puissants youyous qui fusent de la salle attestent de la reconnaissance du public, mais surtout de son admiration à voir Shirin Sengupta changer de registre et de style avec autant d'aisance. L'orchestre Artemandoline a littéralement subjugué la nombreuse assemblée venue pour la seconde soirée. Originaire d'Espagne, cet ensemble est exclusivement constitué d'instruments d'époque : mandolines baroques, guitares renaissance et baroque, luth renaissance et viole. Leur programme est un florilège des plus belles compositions de la Renaissance espagnole et italienne, dans un enchaînement quasi parfait. Ce festival aura réussi à satisfaire les plus difficiles mélomanes. Accompagné de sa guitare classique, Michel Sadanowsky, interprète et compositeur d'exception, a proposé un ensemble de pièces issues d'un ingénieux mélange entre l'esprit flamenco et les techniques de composition et d'exécution les plus modernes. L'Ensemble de malûf maghrébin, habitué aux festivals internationaux, tel celui de Testour où il s'est distingué en remportant le premier prix de l'édition 2001de Sousse, apportera ensuite la touche si caractéristique des grands orchestres, garants de la préservation des œuvres authentiques du style traditionnel. En provenance d'Alep (Syrie), l'Ensemble Ornina de musique arabe, dirigé par Mohamed Qadri Abu Dalal, a revisité les grands classiques syriens en y ajoutant ce petit cachet si particulier qui rend la musique de ce lointain Orient si proche des Maghrébins. Le public de la salle Ibn Zeydoun n'était pas arrivé au bout des surprises réservées par ce festival si particulier. Dans son intitulé, il est fait mention de «musiques anciennes» et, en une soirée, nous avons accompli un bond de plusieurs siècles en arrière avec le concert de Min Xiao Fen, inédit en Algérie. L'artiste chinoise, connue dans le monde entier et qui a travaillé avec les plus grands, nous accompagne pour une véritable découverte du «pipa», instrument typique de la musique traditionnelle, vieux de plus de 2000 ans ! Sorte de luth à quatre cordes, son nom se rapporterait aux techniques à deux doigts. Les cordes sont pincées alternativement d'avant en arrière. Avec cette véritable machine à remonter le temps, le public est littéralement fasciné par l'instrument et par la dextérité de l'artiste qui semble elle-même sortie d'une autre époque. Retour vers l'Europe avec Pedro Joia, virtuose portugais de la guitare flamenca et détenteur d'une technique de trémolo absolument inouïe. Il est accompagné par Ricardo Ribeiro, lauréat de la grande nuit du Fado et du Prix Amalia Rodriguès, excusez du peu ! Ce duo se veut «la matérialisation de l'esprit andalou sous la perspective de deux musiciens portugais», comme se plait à le souligner Pedro Joia. Pour sa part, Critina Bellu, violoncelliste florentine, propose de revisiter une des œuvres maîtresses de Jean Sebastien Bach, La Première Suite pour violoncelle solo. Connue surtout pour son prélude, cette œuvre est composée de six mouvements basés chacun sur un rythme de danse au caractère marqué : de la gravité de l'allemande au déchaînement de la gigue, en passant par une majestueuse sarabande et des menuets sautillants. Désormais habitué aux belles surprises et avide d'en découvrir de nouvelles, le public se presse pour prendre place. Ce soir, on annonce encore un autre instrument étrange : le théorbe ! Derrière ce nom bizarre, se cache un instrument à cordes pincées, sorte de grand luth, créé en Italie au XVIe siècle. Il apparaît comme un luth couplé à une basse. François Bonnet interprètera des œuvres originales des XVIe et XVIIe siècles, écrites spécialement pour cet instrument d'un autre temps. Extraordinaire voyage dans le monde sans frontières des sons merveilleux. Lors de la même soirée, changement d'ambiance radical. L'Ensemble de Meknès accompagne le mounchid Abdellah El Mekhtobi, dans la plus pure tradition marocaine. Les musiciens rivaliseront d'agilité et feront même de la surenchère musicale pour le plus grand plaisir des spectateurs. L'un est né à Malaga, l'autre à Madrid. Javier Santaella et Mateo Arnaiz se sont connus à un cycle de perfectionnement auprès du maître Albert Ponce. Les deux guitaristes décident alors de la création du «Duo Axioma» qui offrira avec générosité et talent un large éventail d'œuvres allant de la Renaissance à la musique latine contemporaine. Cette année, tout au long du festival, le luth dans tous ses états et formes aura vraiment été à l'honneur. Un rapide rappel nous indique que c'est en Orient qu'il faut rechercher les traces des premiers luths et précisément en Mésopotamie (voir encadré). Originaire de Colombie, Francisco Orozco est probablement le dernier troubadour encore en exercice… Il arrive sur scène avec pas moins de quatre luths ! Il les présente un à un avec une tendresse réelle. Une anecdote parmi d'autres qu'il contera entre deux complaintes médiévales, relate l'histoire de la découverte de la représentation d'un luth ancien sur la façade d'une cathédrale. D'origine arabe, le luth s'est retrouvé là après 1492, année de la chute de Grenade, dernière cité musulmane d'Andalousie… Francisco Orozco nous conviera à une cérémonie où il prendra tour à tour le rôle de narrateur, de chanteur et de luthiste, explorant pour nous l'univers enchanteur et magique de la musique ancienne, accompagné d'un percussionniste d'exception, Alvaro Garido. Assurément l'un des moments les plus forts et les plus étonnants de cette semaine. C'est en hommage à ces artistes venus des quatre coins du monde que nous avons consacré l'essentiel de notre propos. Ceci ne diminue en rien le mérite des artistes algériens, à eux toute notre reconnaissance pour les émotions partagées. L'excellence était au rendez-vous avec chacun d'entre eux. Un fabuleux mélange de sons et de mélodies qu'on aurait voulu ne jamais interrompre. C'est d'ailleurs dans une salle archi comble que l'Ensemble Régional d'Alger est venu clore cette communion des âmes en rendant hommage au grand maître Abdelkrim Dali. Le public approuvera par une longue standing ovation la qualité d'interprétation de la nouba Raml Maya. La justesse des voix et la précision instrumentale et orchestrale prouve encore l'attachement de la jeune génération pour ce patrimoine ancestral. Rendez-vous est pris pour la 6e édition déjà programmée du 20 au 29 décembre 2011. Dans la plaquette de présentation, Rachid Guerbas, commissaire du festival, définissait celui-ci comme «une dynamique scène du généreux partage, un lieu où chacun s'enrichit de la culture et de l'expérience de l'autre, où chacun prend conscience du fabuleux trésor qu'il doit à l'autre et du privilège que chacun a de se reconnaître dans l'autre.» Il n'avait pas exagéré.