Avenue Habib Bourguiba, centre-ville de Tunis. Un quadra rentre chez lui après une manifestation. Sur sa tête, il porte encore une pancarte en carton sur laquelle est écrit : «RCD out !» En une semaine, beaucoup de choses ont changé en Tunisie. Le plus visible ? Aujourd'hui, dans la rue, tout le monde parle de tout. De notre envoyée en Tunisie En toute liberté. «Il y a une semaine, c'était encore inimaginable d'avoir cette liberté, confie un jeune adossé à un mur. Avant on ne parlait que de foot, c'était le seul sujet sur lequel on pouvait débattre, la politique nous désintéressait. On ne connaissait même pas les programmes de chaque parti, ni les noms des opposants. Et on ne pouvait pas parler non plus d'économie ni d'actualité, car tout cela impliquait de parler inévitablement de la famille “régnante“.» Un autre intervient : «C'est vrai, les jeunes qui ne votaient pas hier vont désormais se renseigner sur Google sur le nom des opposants qu'ils entendent ! Ils essaient de se cultiver politiquement pour alimenter des discussions.» Un peu plus loin, dans l'un des quelques cafés ouverts et remplis de clients, le patron nous confie : «Chez moi, depuis la chute de Ben Ali, les débats animent le café toute la journée. Jamais auparavant nous n'avions assisté à un tel déferlement de paroles. Tout le monde aujourd'hui parle et a un avis à donner !» Karim, lui, est persuadé que cette liberté d'expression a commencé aussi sur Al Jazeera, qui a soutenu cette révolution. «On n'a jamais vu autant d'opposants et de participants de la société civile pour dénoncer le régime dictateur !» Dans le métro, les bus, les taxis, des plus vieux aux plus jeunes, on n'a qu'un sujet de discussion : Ben Ali, Trabelsi, le RCD et compagnie. Dans les rues de Tunis, des cercles de débats s'improvisent. Parfois, un leader de groupe prend la parole. Un adolescent qui passe par là lance ironiquement : «Vous êtes tous devenus des intellectuels !» Les Tunisiens s'expriment sans tabous ni peur. Tous des intellectuels Imène, une jeune Tunisoise bien habillée, explique : «Nous avons subi vingt-trois ans d'oppression. Les gens ne sont pas près d'abandonner ce droit qu'ils retrouvent après des années de privation.» En pleine avenue, les policiers sont là, debout, silencieux, «Ils ne sont même pas en position de défense, cela nous impressionne encore», s'amuse Sadek, un fonctionnaire de 40 ans, venu avec son fils pour manifester contre le RCD. «Ils ne peuvent pas faire autre chose, aujourd'hui, ce sont eux qui ont peur, relève son fils. Avant, quand je me tenais debout dans une manifestation aussi rare soit-elle, on rentrait chez nous avec la conviction qu'ils allaient venir nous chercher le soir à la maison. Aujourd'hui, les tracts circulent le plus normalement du monde. On essaie même d'en distribuer aux policiers !» Selma, elle, n'est pas très convaincue. «Je pense que les gens ont du mal à réaliser leur victoire. Aujourd'hui, on se crée encore des histoires, tout le monde est devenu spécialiste en politique, certains dénoncent le RCD tandis que d'autres défendent ou rejettent El Nahda. Mais souvent les débats restent stériles. Je comprends que les gens soient assoiffés de paroles, mais trop de paroles tue la parole. On est passés de pas de parole du tout à trop de mots. Au lieu de parler en l'air, il faudrait aller travailler, raviver l'économie du pays. Que tout se remette en marche. Et que chacun joue son rôle dans la société, les partis, le Parlement, les médias et la population.» Mosbeh partage cet avis : «Les Tunisiens ne sont pas encore matures pour gérer toute cette liberté.» Pour lui, la plus grande peur aujourd'hui, c'est que la situation dérape à cause de cela. «Cette capacité à s'exprimer et exprimer ses opinions aussi librement dans la rue nous impressionne encore, reconnaît Aymen Rezki, journaliste au journal d'opposition Ettarik El Jadid. Mais dans une société, l'exercice démocratique est un signe de bonne santé…»