Le gouvernement multiplie les concessions face aux revendications de plus en plus fermes de la société civile. Un projet de loi d'amnistie générale vient d'être adopté comme un premier signe de rupture avec le passé. La mobilisation de la rue tunisienne contre le gouvernement de transition ne faiblit pas. Sous la pression des manifestations et les appels des partis de l'opposition radicale à la constitution «d'un vrai gouvernement d'union nationale sans les hommes de l'ancien régime», Mohammed El Ghannouchi, fragilisé dès sa formation, fait des concessions. Il a adopté un projet de loi d'amnistie générale à l'issue de la première réunion du Conseil des ministres et s'engage à «faire une rupture avec le passé». Insuffisant, répondent les Tunisiens qui, plus que jamais, sont déterminés à faire disparaître du paysage politique tunisien tout ce qui symbolise l'ancien régime. C'est une révolution et non une réforme du système. Les manifestants ont dénoncé le nouveau gouvernement et appelé à la formation d'un gouvernement de salut national qui rompt avec l'ancien régime et tous ses symboles. Ils appellent à poursuivre la mobilisation jusqu'à satisfaction des revendications politiques du peuple. «Nous sommes entrés aujourd'hui dans une deuxième phase où le régime, ébranlé mais toujours debout, tente de reprendre la main. Comment ? En gagnant du temps et en donnant le change. C'est là tout le sens du «gouvernement d'unité nationale» qui vient d'être installé – avec la participation, comme toujours en pareil cas, de figures issues de l'ancienne opposition tolérée, des personnages intéressés ou inconscients que le régime suppose capables d'apporter un vernis démocratique à un processus politique en trompe-l'œil, dont on prétendra qu'il va tout changer en s'arrangeant en coulisses pour que rien ne change en vérité», a analysé le sociologue et opposant tunisien vivant en France, Aziz Krichen, dans une lettre adressée aux forces d'opposition. Comme au début du soulèvement populaire, le peuple tunisien fait bloc contre le gouvernement composé essentiellement de dignitaires de l'ancien régime. La puissante centrale syndicale, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), dont les structures de base ont joué un rôle déterminant dans les événements, a demandé, hier, la dissolution du gouvernement de transition et la formation d'un cabinet de salut national, sans aucun ministre de l'ancien régime. Voilà qui pourrait précipiter la chute du gouvernement El Ghannouchi. «Le comité directeur de l'UGTT s'est réuni aujourd'hui et appelle à la dissolution du gouvernement et à la formation d'un nouveau gouvernement de salut national, collégial, répondant aux exigences de la rue et des partis politiques», a déclaré Abid Briki, secrétaire général adjoint de la centrale. L'UGTT avait, dans un premier temps, accepté de faire partie du gouvernement de transition avec trois ministres avant de se rétracter. Comme ce fut le cas pour le parti d'opposition toléré, le Forum démocratique pour le travail et les libertés de Mustapha Ben Jaâfer, qui s'est retiré également, laissant derrière lui un gouvernement en mal de légitimité. Entre révolution et réforme du système Cependant, l'opposant Aziz Krichen met en garde contre «un piège grossier duquel il faut sortir pour ne pas laisser notre peuple se faire dérober les premiers résultats de son combat». «La menace est cependant sérieuse et il ne faut pas la négliger. La formule ‘‘gouvernement d'union nationale'' peut désorienter les moins avertis. On devine d'ores et déjà qu'elle sera présentée comme une solution de transition raisonnable, mêlant l'ancien et le nouveau, favorisant un rétablissement rapide de l'ordre public, assurant une évolution paisible vers le pluralisme, sans heurts et sans secousses supplémentaires, dans la réconciliation des cœurs et des esprits.» «C'est un argument démagogique qui va être répété en boucle, inlassablement, non seulement par les médias tunisiens, mais également à l'extérieur», a indiqué M. Krichen, ajoutant que pour les forces démocratiques et pour le mouvement populaire tout entier, «l'erreur à ne pas commettre serait de riposter en ordre dispersé et de laisser croire qu'on refuse par principe toute continuité institutionnelle ou toute forme de compromis. Nous donnerions l'impression d'être divisés en chapelles concurrentes, de ne pas avoir d'alternative crédible au scénario proposé, de nous réfugier derrière une sorte de maximalisme pour cacher notre immaturité politique ; voire, à la limite, pour les dirigeants des partis non reconnus d'être animés par leurs seules jalousies personnelles et le dépit de ne pas avoir déjà obtenu un portefeuille ministériel». Les forces politiques et sociales, farouchement opposées au gouvernement El Ghannouchi et à une transition en douce, appellent, mais en rangs dispersés, à l'élection d'une Assemblée constituante d'où sortira la nouvelle Constitution du pays et, ensuite, aller vers des élections législatives et présidentielle.Ces forces sont confrontées à un défi historique. De nombreux opposants proposent de transformer le soulèvement «en un large front populaire en l'ouvrant à toutes les composantes de la société civile, en particulier aux avocats, aux médecins, aux universitaires, aux militants de l'UGET ainsi qu'aux syndicalistes de l'UGTT. Le but n'est pas, ici, de demander au mouvement social de se mettre à la remorque de l'opposition politique. Il est au contraire de fondre l'opposition politique dans l'opposition populaire et de faire en sorte que ces revendications apparaissent pour ce qu'elles sont réellement : les revendications du peuple tout entier», suggère Aziz Krichen. Seule une telle opposition, unifiée et massive, peut apporter une issue politique à l'impasse actuelle, qui ne vole pas au peuple sa victoire. En somme, une semaine après la chute du «tyran», deux blocs s'affrontent. L'un, minoritaire, dirigé par le gouvernement El Ghannouchi soutenu par le Parti démocrate progressiste et le parti Ettajdid ; l'autre, plus large et plus représentatif, englobant tous les partis d'opposition (gauche, laïcs et islamiste) et tous les Tunisiens qui manifestent chaque jour. Le conflit n'est pas loin d'être résolu ; bien au contraire, il s'exacerbe de plus en plus, prolongeant ainsi ce que les Tunisiens appellent «acte II de la révolution».