Les leaders du parti politique nationaliste de l'opposition, le Parti du peuple indien (BJP) voulaient hisser le drapeau indien sur Lal Chowk, la place Rouge de Srinagar, lieu de rassemblement historique des séparatistes cahemiris. Seul le déploiement de milliers de policiers a permis d'éviter une confrontation violente entre les deux courants. Mais un conflit à armes inégales oppose depuis six mois de jeunes Indiens aux forces de sécurité de leur pays. Chaque jour, bravant le couvre-feu et les vagues d'arrestation, de jeunes manifestants cachemiris descendent dans les rues de Srinagar et d'autres villes du Jammu et Cachemire, Etat du nord du pays habité en majorité par des musulmans, pour narguer les policiers dépêchés en force par le gouvernement central. Les médias internationaux ont baptisé ce mouvement spontané de colère populaire, l'Intifada de l'Inde. Chômeurs, étudiants et élèves - l'année scolaire au Cachemire n'ayant jamais commencé - se relaient pour jeter des pierres contre les agents de l'ordre qui répondent en tirant de vraies balles sur les foules des manifestants. Bilan : plus de 110 morts, des civils, tombés en moins de quatre mois, dans les rues de la vallée. La tension est très palpable à Srinagar (capitale estivale du Cachemire) depuis qu'un adolescent de 17 ans a trouvé la mort le 11 juin dernier, suite à des tirs de gaz lacrymogènes lancés par la police lors d'une manifestation d'indépendantistes. L'insurrection au Cachemire qui a éclaté en 1989 déplore plus de 47 000 morts (bilan officiel) en vingt ans, et ces derniers incidents lui ont donné un nouveau souffle. Les rues de Srinagar, longtemps considérée comme la «Suisse de l'Asie» par les touristes, sont désormais désertes. Sentiment d'isolement Les rideaux des magasins, qui exposaient fièrement les produits du terroir, sont tristement baissés. A cause du couvre-feu imposé par les autorités, les marchands n'ouvrent pratiquement jamais leurs boutiques. Accusant des pertes lourdes, ils n'arrivent plus à subvenir aux besoins de leurs familles. Mustafa vend des produits d'artisanat à base de pashmina, la célèbre laine prélevée sur le cou des chèvres de l'Himalaya. Lui se considère chanceux, car il peut écouler les produits de sa fratrie sur le très fréquenté marché de Dilli Haat, à New Delhi. Ce lieu est la première destination des touristes et des Indiens désireux acquérir des articles de qualité provenant de toutes les régions d'Inde. De derrière son étal, Mustafa nous tend un délicieux thé cachemiri fumant, à base de safran et de pistache. Il nous raconte le dur vécu des artisans cachemiris. «L'économie de la vallée est au point mort et toutes les familles en souffrent. A cela s'ajoute un grand sentiment d'isolement. Notre cause ne fait pas la une des médias internationaux», déplore-t-il. Son frère aîné, Riadh, abonde dans le même sens. «C'est vraiment triste. Nous sommes une population très pacifique. On a toujours vécu de tourisme, surtout que l'hiver est très dur chez nous. Mais l'été a été sanglant et plusieurs familles ont été frappées de deuil.» Le récit des frères cachemiris est interrompu parfois par les questions de touristes qui négocient le prix de magnifiques châles de pashmina aux couleurs chatoyantes. Seuls les connaisseurs qui réclament le véritable pashmina du Cachemire (sans colorant ni traitement chimique) déboursent une centaine d'euros et repartent avec l'écharpe rêvée, couleur blanc cassé, et extrêmement moelleuse. Un apport financier modeste pour ces artisans cachemiris, surtout que leur région est frappée par un fort taux de chômage qui touche principalement les jeunes : plus de 400 000 sur une population de 12 millions, sont sans emploi. Torture au pays de Gandhi Cette frustration qui ronge les jeunes Cachemiris est admirablement exprimée par un des leurs. Chanteur de rap, Roushan Illahi alias MC Kash connaît un grand succès. Son morceau, I protest, raconte l'état d'âme des lanceurs de pierres, ses amis. A certains d'entre eux, morts, Roushan dédie sa chanson, en égrainant leurs noms, un par un. Ce tube est devenu le mot d'ordre de toute une génération à Srinagar. Le chanteur non plus n'a pas échappé à la répression sécuritaire, convoqué et interrogé par la police. Et plusieurs studios de production qui avaient montré un intérêt pour sa musique ont changé subitement d'avis. Mais la répression exercée par les forces de l'ordre ne serait pas qu'un dépassement isolé commis par des agents zélés. Selon des documents publiés récemment par le site de WikiLeaks, la Maison-Blanche avait été informée dès 2005 par le Comité international de la Croix-Rouge de «la pratique systématique de la torture» dans les centres de détention indiens au Cachemire. Lorsque Barack Obama, en visite en Inde en novembre dernier, avait réprimandé la plus grande démocratie au monde l'accusant de fermer un œil sur les violations des droits de l'homme en Birmanie, les leaders du mouvement séparatiste au Cachemire ont qualifié ce dernier d'«hypocrite». Car selon eux, les Etats-Unis ferment depuis vingt ans leur deux yeux sur la «répression féroce» qui sévit dans ce territoire contesté. Plus de la moitié des prisonniers interrogés par les membres du CICR ont affirmé avoir été victimes de torture, notamment dans la tristement célèbre prison «Cargo», à Srinagar. Sévices sexuels, électrochocs et différentes méthodes de torture physique étaient pratiqués en présence des officiers indiens. Plus de la moitié des prisonniers interrogés par les membres du CICR ont affirmé avoir été victimes de torture, notamment dans la tristement célèbre prison «Cargo», à Srinagar. Le CICR avait informé des diplomates occidentaux en poste à Delhi que la situation laissait croire que le gouvernement indien «tolère la torture» sur les prisonniers cachemiris, y compris ceux qui n'étaient pas des insurgés mais des civils soupçonnés de détenir des information sur la rébellion. Un journaliste de Srinagar qui préfère garder l'anonymat a dû fuir le Jammu et Cachemire avec sa famille, après avoir subi plusieurs actes d'intimidation. Rencontré à Delhi, il nous a raconté son calvaire. «A cause du couvre-feu, ma sœur ne pouvait se rendre à l'hôpital. J'ai appelé la police, me présentant comme journaliste en possession d'un laisser-passer, et j'ai demandé l'autorisation de porter des médicaments à la malade. On m'a dit que je ne pouvais le faire. Une fois dehors, huit agents m'ont arrêté, roué de coups jusqu'à entraîner plusieurs fractures.» Par peur des représailles, il n'a pas déposé plainte. Il semble que les autorités indiennes réfléchiraient à l'abandon de la voie du tout-répressif pour emboîter le chemin du dialogue. Le ministre de l'Intérieur, P. Chidambaram, a récemment affirmé devant les députés de son pays que les «contours d'une solution politique au Cachemire seront dessinés dans les prochains mois». C'était quelques jours avant les révélations de WikiLeaks sur la torture dans les prisons au Cachemire…