Le sociologue et politologue français, Vincent Geisser, souligne, dans cet entretien, que des analyses ont, depuis fort longtemps, démontré la fragilité du pouvoir tunisien face aux nombreuses contestations sociales. -Vous attendiez-vous à la révolution tunisienne ? Oui, non, et pourquoi ? Nous n'avions pas prévu que Ben Ali parte si vite du pouvoir. Toutefois, notre équipe scientifique de l'IREMAM produit depuis de nombreuses années des analyses montrant la fragilité du régime de Ben Ali. Il est clair que, depuis cinq ans environ, le pouvoir tunisien était confronté à de nombreuses contestations sociales. Les mouvements de protestation dans le bassin minier de Gafsa (sud-est de la Tunisie) en 2008-2009 ont marqué très nettement la volonté de la population tunisienne d'en finir avec un régime corrompu. Malheureusement, nos écrits scientifiques sur la Tunisie n'ont pas été pris en compte par les autorités françaises qui sont restées aveugles. Personnellement, je n'ai donc pas été surpris par la révolution tunisienne. -L'Occident en général, les USA et la France en particulier, ne paraît pas comprendre la leçon tunisienne en complotant contre les islamistes. La France a déjà tracé un agenda en collaboration avec l'opposition du palais. Qu'en pensez-vous ? Les différents gouvernements français ont cru que Ben Ali était le meilleur rempart contre l'islamisme radical. De plus, les autorités françaises voyaient la Tunisie comme un «modèle économique» pour le monde arabe. La Tunisie était toujours montrée en exemple par les officiels français. Du coup, la France n'a jamais pris en considération l'opposition tunisienne démocratique. Certes, les opposants tunisiens étaient accueillis en France mais jamais soutenus. La France a pratiqué une politique humanitaire à l'égard des opposants mais sans tracer de perspectives d'avenir. Au contraire, les USA ont mené une politique plus réaliste et pragmatique, en soutenant le régime de Ben Ali, tout en développant des relations étroites avec certains leaders de l'opposition indépendante. La politique étrangère de la France est en faillite. C'est vrai pour la Tunisie, mais c'est aussi vrai pour la Palestine. Il faut espérer que la France officielle tire des leçons de son échec dans sa politique tunisienne pour changer radicalement sa politique étrangère. -N'avez-vous pas peur que la transition douce ne soit plus possible à cause de l'ingérence française, et que le peuple tunisien n'acceptera jamais qu'on lui vole sa révolution ? Je crois toujours qu'une «transition douce» est possible en Tunisie. Mais, malheureusement, les Occidentaux en général, et les Américains, en particulier, souhaitent un «régime stable» à la fois démocratique et sécuritaire. Les USA souhaitaient vraiment le départ de Ben Ali, mais ils ne veulent pas d'une révolution démocratique radicale. Le projet américain est de favoriser l'émergence en Tunisie d'une démocratie pro-occidentale, contribuant à la lutte contre le terrorisme. C'est pourquoi les USA se contentent d'un régime hybride, autoritaire et démocratique à la fois, alliant des anciens membres du parti de Ben Ali (RCD) à quelques opposants indépendants. -Moncef Marzouki et Rached Ghannouchi refusent la solution en cours. Quel est le rôle que peuvent jouer les deux en tant que poids lourds dans l'opposition historique ? Moncef Marzouki est un leader exemplaire qui a toujours lutté contre le régime de Ben Ali, refusant toute compromission avec la dictature. C'est un «héros démocratique». Il jouera probablement un rôle important dans les mois à venir, mais je crains que ce soit davantage dans la «nouvelle opposition» que dans le pouvoir. Le nouveau régime démocratique sécuritaire va tout faire pour lui barrer la route. Aujourd'hui, Moncef Marzouki incarne l'option «démocratique radicale» : il est opposé à ce que des éléments de l'ancien «système Ben Ali» se maintiennent au pouvoir. Quant à Rached Ghannouchi, il représente le courant islamiste réformiste. On ne connaît pas bien sa popularité en Tunisie car le parti Ennahdha était interdit. En revanche, on sait que le processus de démocratisation ne pourra pas se faire sans les islamistes. Ils joueront probablement un rôle important dans les années futures. D'ailleurs, le rêve de Ghannouchi c'est de transformer le parti Ennahdha sur le modèle de l'AKP en Turquie, c'est-à-dire une «stratégie pragmatique» de conquête du pouvoir à l'intérieur du jeu démocratique. Ghannouchi rêve de devenir un «Erdogan tunisien». Oui, je pense que Marzouki et Ghanouchi joueront un rôle important dans les prochaines années mais en tant qu'opposants. -Etes-vous d'accord avec la thèse d'un désaccord entre Washington et Paris. Oui, non et pourquoi ? Ce n'est pas vraiment un désaccord mais une divergence dans leur stratégie diplomatique. La France a cru que Ben Ali avait encore des ressources pour se maintenir au pouvoir et faire fonctionner le système, alors que les Américains savaient depuis longtemps que Ben Ali était fini. La France a fait preuve d'aveuglement malgré les avertissements que nous, spécialistes et experts de la Tunisie, nous adressions dans nos écrits. Les Etats-Unis ont eux fait preuve de pragmatisme. Cela fait plusieurs années qu'ils travaillent sur le scénario d'une «révolution orange» en Tunisie. En revanche, la France et les USA s'accordent sur l'idée que le nouveau régime tunisien doit être une «démocratie sécuritaire». Ni la France ni les USA ne veulent une «démocratie totale» en Tunisie. Donc, on peut penser que Paris et Washington vont désormais développer une politique commune à l'égard du nouveau gouvernement tunisien. -On parle d'un possible passage du syndrome tunisien à d'autres pays arabes. Qu'en pensez-vous ? Oui, la révolution démocratique tunisienne est comparable à la chute du Mur de Berlin à l'échelle du monde arabe. Je ne pense pas qu'elle va déclencher immédiatement un processus de déstabilisation des régimes arabes. Mais, en revanche, elle a créé une nouvelle espérance démocratique chez les peuples et les opposants du monde arabe. Le principal effet de la révolution tunisienne est de redonner espoir aux opposants arabes dans leurs luttes contre les régimes autoritaires. Le scénario est comparable aux victoires du syndicat «Solidarnosc» en Pologne dans les années 1980. Rappelons-nous qu'avant la chute du Mur de Berlin il y a eu les mouvements en Pologne. On se rappellera un jour qu'avant la chute des dictatures arabes, il y a eu la révolution démocratique tunisienne. -Est-ce que vous êtes d'accord avec Benjamin Stora qui pense que la situation est différente en Algérie, que certains disent qu'elle est la prochaine station à cause de l'impasse politique ? Benjamin Stora a raison : la situation sociopolitique dans les deux pays est différente. Mais il y a aussi beaucoup de choses communes : le chômage des diplômés, la corruption, et aussi l'impopularité du régime. De nombreux jeunes Algériens veulent abattre le «régime des généraux». Ils veulent imiter la révolution tunisienne qui leur a donné de l'espoir. Dans le même temps, les Algériens sortent d'une longue guerre civile (1990-1998) et il n'est pas sûr que le peuple algérien veuille prendre le risque d'une nouvelle révolution qui fera couler du sang. L'armée algérienne n'est pas l'armée tunisienne : elle n'hésitera pas à sacrifier son peuple pour rester au pouvoir. Mais il y a aussi, en Algérie, de nombreux jeunes officiers de l'armée qui ne sont pas corrompus et qui pourraient appuyer une révolution démocratique. -Pouvez-vous dire que l'armée qui tient le pouvoir en Algérie a déjà commencé à préparer l'après-Bouteflika, comme disent certains connaisseurs de la situation en Algérie ? Je ne suis pas un spécialiste de l'Algérie. Mais je sais que l'armée algérienne n'est pas homogène. Elle est formée de différents clans. C'est probable que certains clans militaires aient déjà trouvé un remplaçant à Bouteflika. Le conflit de succession a déjà commencé. Mais il pourrait être perturbé par les révoltes populaires. Les jeunes Algériens sont décidés à changer le cours de l'histoire : ils veulent sortir du régime militaire. -Comment expliquez-vous l'accord de l'Arabie saoudite d'accueillir Ben Ali et est-ce vrai que son épouse a vêtu le hidjab, qu'elle a combattu, en arrivant à Djedda. Si c'est vrai, peut-on parler d'une ironie historique tragi-comique ? Oui, c'est un film tragi-comique qui ressemble à un mauvais «James Bond». Mais qu'un régime fondamentaliste (l'Arabie saoudite) reçoive un dictateur «séculariste» (Ben Ali) ne m'étonne pas. L'Arabie saoudite a aussi financé la guerre en Irak qui a tué des milliers d'innocents (femmes, enfants, vieillards…). Vous êtes vraiment surpris par l'attitude de l'Arabie Saoudite ? Pas moi. Pensez-vous que Ben Ali restera en Arabie saoudite ? Que Ben Ali reste en Arabie saoudite ou qu'il aille directement en enfer, l'important c'est qu'il ne revienne jamais en Tunisie.