Contrairement aux autres pays arabes, la grande muette tunisienne et, ce n'est pas un jeu de mots, a toujours été la grande muette, ne se mêlant jamais aux basses besognes tout aussi bien de l'historique Habib Bourguiba que de son miroir sombre qu'a été Ben Ali. En Tunisie, l'armée, et bien qu'elle ait eu son mot à dire, s'est contentée de missions qui incombent aux militaires. Le régime a utilisé la police au point où le ministère de l'Intérieur a été dénommé par les Tunisiens de “ministère de la torture”. Et pour corseter davantage la société, Ben Ali s'était même doté de milices puisées au sein de son parti, le Rassemblement constitutionnel démocratique. Ce n'est pas pour rien que les militaires tunisiens sont intervenus pour sauvegarder la Maison Tunisie en l'expédiant vers l'Arabie Saoudite et en neutralisant ses proches et la hiérarchie de l'appareil sécuritaire, qui pouvaient faire monter d'un cran leur durcissement face à la rue. Depuis le début des émeutes, les militaires avaient pris soin de ne pas trop se mêler à la répression des manifestants. Dans certaines villes, des chars s'étaient même opposés aux policiers, qui entendaient mater dans le sang la révolte. Un symbole fort : vendredi soir, pas le moindre galonné aux côtés du Premier ministre, Mohammed Ghannouchi, annonçant sa nomination comme successeur de Ben Ali. Les observateurs tunisiens et internationaux convergent pour affirmer que l'armée tunisienne s'est également toujours tenue à l'écart des affaires. “Les généraux ne détiennent pas d'entreprises, ils ne sont pas mêlés à l'affairisme, contrairement à certains responsables du ministère de l'Intérieur”, a souligné un chercheur français (Vincent Geisser) à un quotidien de Paris, soulignant que l'armée tunisienne compte 35 000 hommes, dont 27 000 dans l'armée de terre. Mais l'armée qui a refusé de servir Ben Ali pour le maintien de l'ordre, n'a pas voulu faire une sorte de “révolution des œillets”, en remettant le pouvoir le plus vite possible aux civils, comme l'avait fait son homologue portugaise lorsqu'elle chassa le dictateur Salazar. Les généraux tunisiens n'ont pas recouru à un coup d'Etat. Ce n'est pas rien. Elle est restée loyale à l'ex-président jusqu'au moment où la situation a dégénéré en carnage. L'opposition tunisienne, qui n'a guère critiqué la grande muette, attend de voir la suite notamment si réellement elle accompagnera les changements attendus par un peuple qui a arraché la fuite de Ben Ali.