El Djahedh devient subitement aristotélicien en rappelant que la justice est le fondement même de la politique en ce que le souverain, ici acteur de sa propre action et non simple agent d'un ordre supérieur divin ou autre comme chez Platon, est invité par l'interlocution discursive directe (le dialogue) à bien conduire et à bien adapter la conduite et l'administration des affaires dont il a la charge. C'est ainsi qu'il pourrait s'aliéner la sympathie et l'empathie de ses administrés dont il gagnera la tendresse des cœurs à telle enseigne que tout un chacun qui entretiendra commerce avec lui le fera de bon gré, en don ou en réception, confiant dans tout ce que le souverain considérera ou entreprendra en toute connaissance de cause. (op. cit. p. 74). Dans cette même section, le propos devient véritablement programmatique de promesses autant que de mises en garde directes (conseils et menaces) : « ...Sache que tout choix qui ne tiendrait compte ni du conseil, ni de la compassion, ni du respect, ni de la tempérance, cela vous imposera la marginalisation et vous exposera à la duplicité voire à la flagornerie de tout un chacun que vous aurez choisi ou qui vous aura été coopté, éprouvé ou récompensé. N'honore personne par distraction ou par légèreté, car l'honneur accordé par caprice provoque la colère en ce que cette action réduit les mérites de la générosité, cependant qu'elle déshonore les vertueux méritants. C'est ainsi que s'altère la distinction des deux catégories, celle des gens choisis comme celle des gens qui t'auraient été proposés. » (op. cit p.74-75). (On comprend mieux Machiavel à la lecture des épîtres d'El Djahedh, les deux penseurs sont des humanistes) De ce que la société musulmane a bien vite substitué dans le lignage politique califal la légitimité agnatique dynastique à la légitimité du lignage par cooptation sur la base d'autres critères dont les vertus au sens large du terme (vertu morale, vertu comportementale, vertu et capacité décisionnelles ; sagesse et intelligence, vertu militaire etc.) qui avaient prévalu dans les premiers choix des premiers califes dits les bons gouvernants (errachidun), El Djahedh se retrouve à exposer dans ce chapitre des questions qui ont perturbé la jeune société musulmane la secouant de fitna en guerres multiples et répétitives et de révoltes de palais en révolutions populaires de plus en plus radicales (zendj, qarmates, manufacturiers du Karkh, 10 révolutions qui secouèrent la société de l'Islam classique et sur lesquelles nous reviendrons, etc.). Pour ce qui est de la légitimité agnatique qui fonde à vrai dire le lignage califal familial, El Djahedh traite dans le chapitre second consacré, comme nous l'avons déjà signalé précédemment, aux questions relatives à la patrie et aux Etats à travers les sections suivantes, la section 2 traitant de l'amour de la patrie comme une habitude humaine (p. 100 à 102) suivie par la section 3 sur les vertus de Qoraïch (p.102 à 104) puis vient la section 5 sur les coutumes de Hachem (p.106 à 109). Ces épîtres consacrées aux familles et aux tribus sont entrecoupées par d'autres traitant d'espaces privilégiés comme lieux de légitimation comme La Mecque (section 4- p.105) puis la Médine (section 7-p. 112) suivie par l'Egypte (section 8-p.113), puis Koufa et Basra (section 9-p.115) et enfin Hira (section 10-p. 122). Pour les commodités de la lecture et la clarté de l'analyse, nous séparons les deux approches en deux chroniques différentes). El Djahedh écrit au sujet de la légitimité agnatique qui semble reposer, chez lui, sur deux paramètres fondamentaux : le paramètre humain d'appartenance agnatique comme la tribu Qoraïch ou le clan Banu Hachem et le paramètre physique de l'espace ou du lieu pays, contrée, ville : « ... Notre but n'est pas de montrer les vertus qui distinguent Qoraïch de l'humanité, mais surtout ce qui les distingue des Arabes avec lesquels ils partagent beaucoup de choses cependant. » (p.102) Et El Djahedh d'énumérer la longue liste des qualités humaines de Qoraïch et de rappeler surtout que c'est la grande tribu dans laquelle se réalisa la prophétie en ce que cette tribu ou clan se distingue de toutes les autres tribus arabes par l'extrême raffinement de ses mœurs, par l'extraordinaire générosité de ses comportements, par la grande magnanimité qui fait son humanisme, par l'étendue de la richesse de sa culture, en un mot une tribu prédisposée à accueillir la mission divine. Il ajoutera plus loin que cette même tribu a toujours bénéficié d'une certaine stabilité. Il précisera également la particularité de cette tribu d'avoir toujours été une tribu commerçante et qu'elle ne tient sa richesse et sa fortune que du commerce exclusivement et du commerce seulement (p.110) Comparant laconiquement les histoires des Byzantins et celle des Turcs Oghuz, qui connurent la décadence et la déchéance pour avoir bâti leur fortune sur les rentes de guerres et sur la rapine et s'être perverties quant à leurs coutumes sacrées et religieuses, El Djahedh conclut que ces deux communautés connurent une décadence du fait d'avoir failli religieusement ce qui les avait affaibli sur le plan du courage et de la détermination contrairement à Qoraïch qui était restée une tribu commerçante, pacifique et surtout très religieuse. De même, soulignera-t-il, la force et la détermination des Khawaredj leur venaient de leur forte religiosité (p.111). Pour ce qui est de ce dernier exemple, El Djahedh relèvera que, indépendamment de l'ethnie ou la race (arabes yéménites, persans, afghans, ibadites maghrébins) et indépendamment de l'espace et du temps (Yémen, Afghanistan, royaume de Tahert) et indépendamment des métiers et des activités, c'est justement la ferveur religieuse et de conviction qui constitue la véritable source du courage et de la détermination (p.111) A propos des commerçants (caravaniers), El Djahedh qui semble les tenir en haute estime les distingue de toue les autres agents d'activités d'échange ou de manufacture dans lesquelles il ne voit que tromperie, dol, arnaque, escroquerie comme c'était le cas pour les poissonniers, les marchands de grain et de semoule, les marchands de salaisons, les marchands d'esclaves, les chaudronniers, « les tisserands et les couturières » (sic), et enfin, comble de la clairvoyance, les enseignants et intellectuels de service, (les alimentaires corrompus, pour revenir à l'actualité). Même les barbiers et les coiffeurs ne sont pas épargnés par l'impertinent mais sagace observateur (p111). Parlant de La Mecque, El Djahedh, dans ce même registre de la légitimation, rappelle qu'il s'agit d'une ville sainte, avec des monuments sacrés telle la pierre noire sacrée ainsi que le puits sacré de Zemzem, etc. Cette ville qoraïchite est aussi la ville des Beni Hachem, tribu et clan qui reçurent la prophétie, ce qui les distingua des autres Arabes. En cette ville et dans cette tribu et ce clan, souligne El Djahedh, on trouve deux séries de noms homonymes et apparentés dans le même laps de temps. La première, c'est celle des trois cousins Ali, dont un deviendra calife et la seconde des trois cousins Mohamed, dont l'un sera le Prophète. Cela, souligne l'auteur des épîtres, tient du miracle. (p.107). La seconde des curiosités, dira El Djahedh, c'est que l'humanité n'aura jamais connu un lignage dynastique de père en fils consacré par une mission divine, comme le lignage particulièrement masculin des Beni Hachem qui remonte à Abbas Ibn Abd El Mouttalib, l'oncle du Prophète, cet oncle qui est en même temps un fondateur et un héritier. Cela aussi tient de la curiosité (p.107), à laquelle il convient d'ajouter une autre particularité qui est celle d'avoir régné dans la félicité et l'opulence et à l'abri de toute calamité naturelle depuis un siècle et seize années, ce qui leur permettait d'accumuler des moissons toujours abondantes (p.108) Au titre du miracle, précise encore El Djahedh, l'assassin de Hussein ibn Ali Ibn Abi Taleb, Obeid Allah Ibn Zyad, mourut une année plus tard le même jour de Achoura durant lequel il avait commis son crime sur la personne du petit-fils du Prophète.