Pour ce qui est du second espace, registre lui aussi de la légitimation qui apparaît mieux sous l'angle symbolique, El Djahedh évoque la ville sainte de Médine dont il soulignera le caractère exceptionnellement parfumé, encensé. Ville aux multiples jardins avec des senteurs extraordinaires, des fleurs à profusion, Médine n'aurait jamais connu d'épidémies ni de peste ni de lèpre. Sa réputation serait ainsi attestée pour ce qui est de la science du droit et de ses jurisconsultes. L'Egypte, pour sa part, est l'unique contrée gaie et souriante que le Coran a mentionnée, soulignera El Djahedh par une citation directe par son véritable nom d'Egypte, comme il cita la ville de Memphis, là où demeurait Pharaon. Allah a différemment nommé les rois d'Egypte, celui qui connut le prophète Yusuf s'appelait Aziz, cependant que celui qui connut le prophète Moïse s'appelait Pharaon. Ainsi se conjuguaient dans l'esprit de notre politologue la légitimation symbolique avec la légitimation politique et cela grâce à des déterminations onomastiques. Puis, El Djahedh reprend la description avec forces éloges de certaines villes comme Basra, Koufa, Baghdad et Hira. Si pour Basra la chose pouvait être entendue, car cette cité était déjà réputée pour avoir été le berceau du rationalisme auquel El Djahedh souscrivait ouvertement, faut-il voir dans l'éloge de Baghdad une espèce de flagornerie ou de prudence en direction des califes qui en avaient fait leur capitale ? Il reste néanmoins un mystère qui est celui du traitement réservé aux deux autres cités, Koufa et Hira. On voit mal se profiler le problème de légitimité derrière ces deux espaces choisis et retenus. Pour ce qui est de Hira, c'est peut-être sa réputation de ville culturelle et spirituelle très rayonnante depuis des temps anciens. Quant à Koufa, c'est une ville de grammairiens, de savants linguistes et une ville qui se piquait de spécificités arabistes par opposition à Basra la rationaliste grecque, berceau du mu'tazilisme. En tout état de cause, il semble qu'il se profile derrière cette stratégie d'exposition d'un type singulier de légitimité un problème sociologique et politique, à savoir la reconversion de la société arabo-musulmane de son caractère bédouin et rural à un caractère citadin. Ce qui souscrit d'une certaine manière à l'idée répandue depuis l'antiquité, et que nous avons retrouvée chez El Farabi, que la cité est le berceau de la culture et de la civilisation. Or, le changement de cadre référentiel culturel, religieux et civilisationnel semble exprimer un préjugé chez El Djahedh, à savoir que la cité est le lieu des nouvelles stratégies de légitimation par opposition aux campagnes et au monde rural ou bédouin où c'est le cadre tribal et clanique, c'est-à-dire agnatique, comme dans les mœurs paysannes et rurales, qui est le cadre naturel de toute légitimité. Cela semble annoncer Ibn Khaldoun. La crise politique de succession au Prophète connaîtra son niveau le plus extrême avec l'opposition entre Ali, prétendant légitimiste dans le lignage agnatique, et Othmane prétendant se revendiquant d'une légitimité de lignage symbolique de coptation et de compagnonnage. Cet épisode se terminera par l'assassinat de Othmane avec une accusation sans doute injustifiée contre Ali comme commanditaire de ce meurtre, lequel Ali sera lui aussi assassiné quelque temps plus tard. Voilà pourquoi cette épître va porter sur les oppositions de qualité et de caractéristiques entre les clans prétendants à l'intérieur de la même tribu des Qoraïch entre les clans Abd Chems et Abd Hachem. C'est ce que cette épître va traiter à partir du point de vue des Othmaniens. Ce chapitre comprend 76 sections (73 que nous ne traiterons pas ici mais dans un livre en préparation avancée sur les élites en Islam classique entre le VIIe et le XIVe siècles) avec une introduction et une conclusion, et totalise de ce fait 201 pages dans l'édition présentée et utilisée (Dar wa maktabat el hilal, Beyrouth, 1987). Ce chapitre est un exposé des arguments et des contre-arguments, une manière de dialogue indirect rapporté directement par El Djahedh ou indirectement à partir de ouï-dire ou de témoignages. Le premier argument porte sur l'islamisation ou la conversion de Abou Bakr, le premier compagnon, et celles de Ali, cousin et gendre du Prophète (sections 2 et 3). Ce chapitre développe tout un arsenal d'arguments sur l'opposition entre Abou Bakr, le premier compagnon du Prophète, et Ali. La section 7 soutient le point de vue chiite qui affirme l'antériorité et surtout la primauté de l'Islam de Ali et sa noblesse avec une réponse contradictoire du parti othmanien qui rappelle qu'Abou Bakr a été torturé pour son adoption de l'Islam, alors que Ali était, quant à lui, tranquillement inconscient, sans doute plus jeune (sections 10 et 11). Faut-il y voir un invariant sociopolitique de la culture d'anciens moudjahidine ? Une variante de cet argument portera sur l'âge de conversion à savoir que celle de Abou Bakr se serait faite en âge adulte et en pleine conscience avec un choix délibéré et une intentionnalité attestée qu'il paya chèrement en adversité, en torture, en marginalisation, en menaces et en actes répressifs, cependant que celle de Ali résulterait d'un conditionnement ayant été beaucoup plus jeune, il aurait eu, semble-t-il, entre 5 et 9 ans et par conséquent il n'avait pas de choix ni d'intention ferme. Ce à quoi répond la contre-propagande chiite qu'il bénéficiait, contrairement à Abou Bakr, de la légitimité du lignage agnatique étant de la famille directe du Prophète, donc des Bani Hachem (section 10). Ainsi donc, la question de la légitimité et de la légitimation aura été une des questions les plus partagées et controversées en Islam politique depuis l'âge classique à nos jours avant l'apparition des nouveaux satrapes à vie qui tentent d'introduire des monarchisations dans les si fragiles républiques, plus ou moins bananières ou plutôt dattières et pétrolières (Bourguiba, El Assad, Kedafi, Moubarak, Saddam et leurs émules) sans compter les émirs et monarques usurpateurs, hier fantoches des puissances coloniales, aujourd'hui potiches des puissances impérialistes. Il est un autre argument percutant celui-là qui est en faveur de Abou Bakr et que les Othmaniens opposent à Ali, c'est que Abou Bakr a appelé les gens à l'Islam et à la conversion par le bon exemple et par pacifisme et n'eut jamais recours au sabre (allusion à Ali qui aurait utilisé son arme pour obliger les gens à se convertir). Ce parti othmanien utilise une parabole particulièrement éloquente pour affermir la position de Abou Bakr en rappelant qu'il a libéré l'abbyssin Bilal de l'esclavage et l'a converti parmi les tout premiers adeptes. Bien mieux, Abou Bakr libérait de l'esclavage les petites gens les plus opprimées et les plus exploitées et non les puissants pleins de suffisance. Cette libération de l'esclavage était rendue possible du fait qu'Abou Bakr était un homme riche et puissant, ce qui n'était pas le cas pour Ali, plutôt de condition modeste. Enfin, un ultime argument est opposé aux partisans de Ali en faveur de Abou Bakr, c'est celui de l'engagement (personnes et biens) en faveur de la nouvelle religion avant l'hégire et avant la conquête de La Mecque (section 12, pp. 148-151). Les partisans de Ali répliquent en opposant l'engagement guerrier de Ali au lendemain de la hijra contre les ennemis de la prophétie au pacifisme de Abou Bakr appuyée sur la dépense de ses biens et de ses richesses en faveur de la nouvelle religion avant la hijra (section 13, p. 151). Ainsi apparaîtra très tôt dans la culture politique musulmane l'opposition inconciliable entre la légitimité du sabre et celle de l'aumône.