Kaddour M'hamsadji nous entraîne sur les chemins de sa mémoire. Il y a certainement un arôme qui se dégage de ces pages, un arôme ancien, pareil à celui que donnait dans les établissements populaires, dits «maures», le café «djezoua», torréfié sur place et préparé sur la braise, grande rareté de nos jours. D'emblée, craignant sans doute des confusions de genre, l'auteur situe son propos. «En dépit d'une nostalgie naïve dont je n'arrive pas à me défaire, écrit-il dans ses premières lignes, ceci est un témoignage sur une époque disparue, qui ne s'apparente pas à une autobiographie classique». Et de nous expliquer qu'il s'agit d'un recueil de souvenirs «complètement ancrés dans le passé» et qui, pour l'essentiel, plongent dans l'archéologie de sa mémoire, soit dans son enfance et sa jeunesse. L'ouvrage est également un hymne à Sour El Ghozlane, ville où son aïeul algérois se réfugia pour échapper aux terribles répressions de la conquête coloniale. Mais la ville, dont il confie plusieurs pans de l'histoire et des légendes locales, est envisagée surtout comme un symbole des modes de vie de l'époque et des valeurs qui leur étaient associées. De ce point de vue d'ailleurs, Le Petit café de mon père pourrait être assimilé à l'illustration, par la relation de scènes, de personnages et de faits, des valeurs et représentations d'antan. Et si l'on y sent un fort relent de nostalgie, c'est que celles-ci, aujourd'hui, sont soit bafouées, soit carrément oubliées et que l'homme qui écrit affiche son âge (il est né en 1933) et ce qu'il nomme «la grande solitude bénie de l'un des derniers printemps» où, selon lui, se trouve «l'amour le plus grand». La description de sa naissance, reconstituée par les témoignages qu'il a pu en recueillir, lui donne l'occasion d'expliquer l'origine de son prénom, issu de celui du saint, Sidi Abd-el-Qâdir El Djilani, vénéré dans l'ensemble du monde musulman, et comment Qaddour, diminutif de Qâdir, permettait d'apporter une humilité toute pieuse. L'auteur nous présente ensuite la maison natale, dont il offre d'ailleurs quelques photographies avant sa démolition en 1985 par son propriétaire. Son intérieur sobre est décrit avec la minutie d'un éthnolologue et fournit une quantité de détails sur son aménagement, son mobilier, ses accessoires mais aussi la vie qu'elle abritait, rythmée par les saisons, les moments de la journée… Pour le tout jeune Qaddour, c'est avec sa sœur Salima qu'il partage la découverte de la culture orale, celle des devinettes, des contes, dont ceux des Mille et Une Nuits, ainsi que les potins du quartier ou de la ville. La description précise des objets, telle cette pendulette fabriquée en 1905, ou ce miroir en psyché, vaut le détour. On apprend qu'elles appartenaient à un ensemble dit «fanoussât», inclus dans la dot algéroise de la mariée. Le soir, bien que la famille disposait de la T.S.F (ancêtre du poste radio), le père s'adonnait à ses passions musicales pour interpréter une nouba andalouse sur sa «précieuse mandoline». Le commentaire rappelle l'origine d'une expression : «On disait qu'il avait le gusto, un mot italien populaire chez nous, c'est-à-dire, il goûtait son plaisir». Tout l'ouvrage est truffé de rappels de la sorte qui accompagnent ou ponctuent le déroulement des souvenirs, de même que de multiples anecdotes qui valent leur pesant de mots. Kaddour M'hamsadji consacre un chapitre à ses parents, à leurs origines, aux circonstances de leur mariage et à leur comportement réciproque et à l'égard de leurs nombreux enfants. Il n'y trouve que tendresse, affection et souci d'équilibre, au point qu'au passage il s'emporte sur ses pairs écrivains. Ainsi, affirme-t-il : «Au contraire de certains auteurs de ma génération et, je crois, tout particulièrement de celle d'aujourd'hui, rien (…) ne me force à me plaindre de mes parents pour convenir à la détestable mode d'émouvoir le lecteur par la mauvaise conduite du père ou de la mère à l'égard de sa fille ou de son fils». Cette pique mériterait une thèse pour en analyser le bien-fondé. M'hamasadji montre et défend un modèle d'éducation, stricte mais ouverte, que des parents, pourtant peu instruits, mais fortement imprégnés de valeurs populaires, pratiquaient dans l'Algérie de la première moitié du XXe siècle. A cela, vient s'ajouter l'entrée à l'école publique, lieu de socialisation et, à l'époque, de diffusion de la culture française. A cela encore vient s'ajouter la découverte fantastique du cinéma, une révolution culturelle à ce moment. Les parents contrebalançaient alors les influences occidentales par l'éducation religieuse, via les medersa. L'auteur livre à ce propos un passage savoureux sur la «louha», la planche à écrire. De ces rituels de socialisation, émergent aussi des événements perçus par un enfant, persuadé déjà par la composition de sa classe, où les «indigènes» sont minoritaires, de l'injustice fondamentale de la colonisation. Un autre fait marquera plus tard l'auteur : la chasse aux juifs menée et encouragée par les autorités vichystes et dans laquelle on tentera d'associer les musulmans, ce qu'ils refusèrent. L'ouvrage fourmille de situations diverses, entre Sour El Ghozlane, Boufarik et Alger, allant de sa naissance jusqu'à ses débuts dans l'écriture et son premier ouvrage, La Dévoilée où il imagine un autre destin aux jeunes filles algériennes. Quant au café que son père gérait, sa description et son animation, qui ne prennent que peu d'espace du texte, on comprend en quoi il a pu inspirer tout le récit et le titrer, par son univers chaleureux de rencontres, d'échanges et de convivialité. Avec une écriture sobre et classique, Kaddour M'hamsadji a réussi à reconstituer un monde que les jeunes devraient découvrir et les plus âgés «revivre». Le «café» de son livre se boit comme du petit lait. * Kaddour M'hamsadji, «Le Petit café de mon père. Récits au passé». Ed. OPU, Alger, 2011