La littérature et les arts au service de la psychologie collective. L'Afrique du Sud n'en finit pas de vivre les répercussions de l'apartheid, période dure et particulièrement traumatisante. C'est ce que révèle l'ouvrage collectif intitulé Trauma, Memory and Narrative in South Africa* et composé d'entretiens avec des personnalités sud-africaines qui s'expriment sur la douloureuse question de l'apartheid et de ses conséquences sur les catégories sociales et raciales de ce pays si spécifique. La question des traumatismes engendrés par l'idéologie apartheid est abordée sous une perspective originale car la parole est donnée à ceux qui l'ont vécu et ont mis en mots leur mémoire de cette histoire. L'argumentation qui structure l'ouvrage s'articule autour d'une approche historiciste et humaniste, tout en demeurant académique, afin de faire le point sur un passé qui a touché et touche encore tous les pans de la société sud-africaine. L'idée fondamentale des auteurs, Eswald Mengel, Michela Borzaga et Karin Orantes repose sur la volonté de revisiter le passé afin d'instruire le présent et de construire l'avenir, ce qui n'est pas qu'une formule dans le cas de l'Afrique du Sud, et cela autour d'entretiens réalisés par les auteurs. Il est essentiel de souligner que les intellectuels interviewés ont ressenti profondément la responsabilité de parler. Le travail accompli est impressionnant d'analyse et de compréhension des répercussions d'une idéologie basée sur la séparation des humains selon la couleur de la peau. L'ouvrage se divise en trois grandes parties. Dans la première, cinq écrivains, André Brink, Zoë Wicomb, Sindiwe Magona, Susan Mann et Maxine Case, s'expriment sur les blessures et les traumatismes qu'ils ont transmis à travers leurs nombreux personnages. La seconde partie convoque des psychologues sud-africains qui ont travaillé avec des enfants et rapportent leurs observations sur la question des corps en souffrance. Ces psychologues reconnus sont Miriam Fredericks et son équipe médicale, Don Foster et Ashraf Kagee. Dans la troisième partie, ce sont des critiques universitaires sud-africains qui sont interrogés, car ils ont publié sur des sujets aussi variés que le système de justice ou la vanité d'être, sur le passé douloureux en termes de réflexion sur l'histoire, sur la question de l'autre et sur la narration de soi dans le discours du système politique de l'apartheid en Afrique du Sud. La question de la femme sud-africaine et du genre sont des sujets récurrents, traversant les frontières des savoirs et qui s'expriment à travers divers textes sud-africains que ces chercheurs ont analysé. Alex Boraine, Neville Alexander, Pumla Gobodo-Madikizela, Tlhalo Radithalo et Helen Moffet, se sont prêtés au jeu de l'entretien sur leur objet de recherche. Ces entretiens donnent à l'ouvrage une continuité linéaire narrative. L'organisation des questions qui se complètent et se recoupent apporte au lecteur un raisonnement, un discours éclairant une mine d'éléments informatifs, ce qui permet une compréhension de la société de l'intérieur, révélant le plus profond de son âme, car la mémoire et les traumatismes, abordés avec subtilité, révèlent tant de blessures toujours ouvertes. Les réponses aux questions posées mettent en relief les problèmes qui touchent à l'intime, comme les réflexions religieuses et philosophiques, souvent posées d'ailleurs par Desmond Tutu et Nelson Mandela. Ces entretiens eurent lieu à Cape Town. Le choix de cette ville n'est pas dû au hasard car il souligne l'importance du lieu où vivent la majorité des «coloureds» dont l'histoire, abordée avec brio par la romancière Zoë Wicomb, reste spécifique et douloureuse. Cape Town et Robben Island sont les lieux de l'incarcération de Nelson Mandela, ce qui donne une forte symbolique à l'ouvrage. Le terme «traumatisme» prend tout son sens et, après la lecture de ces entretiens, il devient délicat de l'utiliser à la légère. Le concept «trauma» est un thème étudié, et cet ouvrage contribue à amplifier sa définition. Ces entretiens enrichissent le sens du terme «trauma», non seulement du point de vue épistémologique et culturel, mais aussi du point de vue humain. L'histoire des peuples d'Afrique du Sud apporte une dimension supplémentaire à ce terme dans le sens où les psychologues pensent que les descriptions du désordre et du stress post-traumatiques sont une construction qui a ses limites mais qu'il ne faut pas ignorer, car des symptômes comme l'évitement ou, au contraire, les souvenirs et les pensées toujours présentes, font partie du syndrome qu'il ne faut pas négliger. C'est pour cela qu'on parle de «syndrome traumatique en continu» qui touche les personnes les plus vulnérables de la société. Etudier la question du traumatisme exige l'analyse de notions complexes qui impliquent le temps, la collectivité, les conditions matérielles, les inégalités raciales, l'extrême pauvreté et le chômage. Ces structures sociales violentes perpétuent les traumatismes au lieu de les atténuer. Dans ce sens, l'initiative de la Commission Vérité et Réconciliation n'a pas apporté les réponses attendues car il n'y a pas eu de suivi thérapeutique. Statistiquement, peu de gens ont témoigné, et ceux qui l'ont fait n'ont pas pris le temps de «revisiter» les événements douloureux qui les ont traumatisés. Il est vrai qu'au niveau de l'écriture, les textes autobiographiques sont les plus appropriés pour exorciser les traumatismes d'un passé douloureux et lourd en événements en termes de racisme, de violence, de viols des femmes qui souffrent doublement. L'ouvrage montre que la fonction de la littérature devient essentielle dans la prise en charge des traumatismes comme le démontrent les écrivains interrogés. En travaillant sur l'histoire et la mémoire, les écrivains réécrivent les faits en réajustant les interprétations erronées afin d'alléger les souffrances.
* "Trauma, Memory and Narrative in South Africa", by Mengel Eswald, Borzaga Michela, and Orantes Karin. Amsterdam, New York, Rodopi, 2010.