En lançant une nouvelles gesticulation politicienne, le Front national et une partie du parti majoritaire UMP jouent avec le feu d'une température de rejet qui va à contre-courant de ce qu'est la France. Plutôt que de casser le thermomètre de la défiance, l'universitaire Yvan Gastaut décode la rancœur et resitue le débat. - Si on se place du côté de celui qui condamne la binationalité, n'a-t-il pas des raisons de le faire ? Le Front national touche un questionnement sur l'appartenance unique qui va à l'encontre des réalités qui sont celles de populations mélangées. Cette suspicion de l'appartenance nationale est tout à fait d'actualité et le Front national trouve là un filon, car on peut parier que beaucoup y sont sensibles. Si on remonte jusqu'au débat sur la nationalité dans les années 80, sur l'injonction de l'extrême-droite, on avait remis en cause le droit du sol et, pour devenir Français, il fallait faire allégeance à une déclaration volontaire en enlevant l'automaticité de la nationalité d'office. La question d'appartenir uniquement à la France a été posée pendant cette période. Ce sujet revient. Rappelons-nous le foot avec la question des quotas il n'y a pas longtemps, et même Zidane en pleine gloire lors du match contre l'Algérie, à savoir s'il ne serait pas Algérien sur le terrain jouant contre le camp français. Le FN et certains à l'UMP disent qu'on ne peut pas se revendiquer d'une autre nationalité. A mon sens, et je suis catégorique là-dessus, ceci est une régression. Il est dramatique de soulever ce débat qui revient à essentialiser l'appartenance à la France.
- Juridiquement, est-il possible de remettre en cause la binationalité ? A-t-on des statistiques sur le nombre de binationaux ? Les chiffres ne sont pas connus. Tout cela ne se comptabilise pas, cela relève de la personne. Il y a, il est vrai, une question juridique. Revenir sur la binationalité provoquerait des méandres de droit dont je ne sais pas si on pourrait sortir un jour. Ce serait comme à l'époque du régime pétainiste de Vichy lorsqu'on a destitué des personnes de leur nationalité. Dire aux gens de choisir serait les «dénationaliser». On reviendrait à des pratiques insupportables sur le plan moral. Ce qu'on peut dire, c'est que si la France accepte la binationalité, il y a des pays qui la refusent. Si la France rentre dans ce cercle, ce serait une manière de diminuer la diversité et la porte ouverte à tous les extrémismes. C'est bien que la société française soit une société de multiples appartenances, de multiples origines et c'est valorisant pour le pays. Le Front national, en relançant ce débat sur «on est Français ou on ne l'est pas», crée un raisonnement simpliste qu'on doit être dehors ou dedans et pas dans l'entre-deux, ce qui est la réalité d'une bonne part de la population. - Est-ce que ce débat ne vise-t-il pas les ex-coloniaux, alors que la question binationale touche beaucoup de Français d'origines diverses ? Il y a effectivement des Franco-Américains, Scandinaves, Italiens… C'est une manière de pointer du doigt et de mettre en avant les jeunes issus de l'immigration qui ont la chance de vivre leurs origines multiples, du fait d'être nés d'un couple mixte ou venant d'une famille immigrée. Cette pluri-culturalité, si elle était niée sur le plan du droit, amènerait des troubles sur le plan personnel et sur le plan collectif. Les extrémistes prennent la question à l'envers, en disant qu'il faut faire la clarté dans l'esprit de ces populations, qu'on enlève la confusion et qu'on délimite un espace clair. Moi, je dirais le contraire. On aggraverait les problèmes en intimant cet ordre de choisir. C'est dangereux. - Mais est-ce qu'une nation peut survivre avec ces différences accumulées ? Je suis persuadé que l'enjeu est justement de construire des nations à partir de la multi-appartenance. C'est le pari actuel. Il faut casser le modèle du passé : une nation, un Etat et tout le monde formaté dans ce cadre. Les gens sont bien sûr dépositaires de la nation, et on ne peut nier qu'un binational ait une sensibilité indéniable à la France. Le sport l'a bien montré, la culture aussi. Comme au moment de la construction nationale, il y avait aussi des attachements. Le mythe d'une nation uniforme et univoque est dépassé. Le pari est justement de construire une structure nationale en revendiquant le rassemblement à partir des richesses et des apports divers. Il ne faut bien sûr pas prendre le problème à la légère mais il faut dépasser les suspicions. * Yvan Gastaut, à l'Université de Nice, spécialiste des relations interculturelles dans le bassin méditerranéen, des questions migratoires, du racisme et des enjeux identitaires liés aux situations cosmopolites.