Road movie ! Cette expression intraduisible, car elle perdrait sa puissance d'évocation, désigne un type de cinéma, davantage qu'un genre qui l'enfermerait dans une case intenable, qui a pour héros la route et comme protagonistes des personnages en cavale, en voyage ou en quête de la dernière frontière, point limite de l'improbable rêve américain, dans sa version originale. Comme toute la culture occidentale dérive en grande partie, surtout l'américaine, des enseignements de la Bible, «le chemin de Damas» (au cours duquel Saint-Paul subit une métamorphose spirituelle le conduisant à changer de vie) est convoqué comme témoin des pérégrinations modernes. Un roman et un film ont donné une signification symbolique et existentielle à ce qui n'est qu'une perspective topologique. Dans son livre-culte, Sur la route (1960), Jack Kérouac annonce les révoltes de civilisation de 1968 à travers le monde et le refus du mode de vie américain et de son offre culturelle, le tout accompagné d'une émergence écologique. Il affirme : «Pure, la route rattache l'homme aux grandes forces de la nature.» En 1960, Denis Hopper, prenant acte de cet écrivain emblématique d'une génération, réalise avec peu de moyens le film Easy Rider. Un certain mysticisme dévie légèrement la portée de cet hymne à «l'expression de la liberté» par la mise à mort finale des deux personnages principaux, réfractaires à l'ordre étabi, qui seront «punis» pour avoir entamé leur virée avec une vente de drogues. «Nous avons traversé les routes de l'Amérique et changé la façon dont les films étaient faits à Hollywood», déclara le réalisateur après la sortie du film. La contre-culture, qui vivotait dans les sous-sols pour marginaux réfractaires à la morale dominante, devient alors visible sur de grands espaces quadrillés. Dans le catalogue des productions libellées «road movie», rien ne distingue les uns des autres des films comme True romance de Tony Scott, Le Boulevard de la mort de Quentin Tarantino, La Route de John Hillcoat et U-turn, ici commence l'enfer d'Oliver Stone, tous programmés cette semaine par les chaînes thématiques du bouquet Canal Sat. En effet, la route est leur dénominateur commun, mais tout les sépare du road movie dans son acception subversive contenue dans Easy Rider de Denis Hopper, Point limite zéro de Richard Sarafian ou Thelma et Louise, de Ridley Scott. Ces œuvres majeures vouent une reconnaissance non dissimulée au chef-d'œuvre de Dino Rosi, Le Fanfaron (1962), dont l'intitulé italien (Il Sorpasso) est plus conforme au propos du film : le dépassement des autres et de soi surtout. C'est l'Italie «américanisée» que le futile (en apparence) Vittorio Gassman veut nous montrer et sa manière de lui tourner le dos est, en fait, un suicide en plein vol. Le road movie n'est pas une mode ou une école. Le concept plonge ses racines dans les mythes ancestraux, dépasse les frontières et les époques. L'Odyssée d'Homère qui remonte à l'Antiquité, est un road movie littéraire et maritime. Puni par les dieux protecteurs de la ville de Troie, dont il fut le principal artisan de la chute, Ulysse doit ramer pendant dix ans avant de retrouver son Ithaque natal, et son éthique politique rejoint celle des héros modernes se retouvant en quête forcée d'une solution à leur désarroi. L'itinéraire transforme l'itinérant. Avec Coupe de Ville de Joe Roth, un père charge ses trois fils, qui ne s'entendent pas, de ramener une Cadillac en cadeau à leur mère, ce qui va les mener sur les chemins de la réconciliation familiale. Dans Les Voyages de Sullivan de Preston Sturges, un réalisateur lassé par les histoires sirupeuses qu'il rédigeait pour un Hollywood consacré comme Temple du rêve à bas prix, laisse tout tomber et entreprend un voyage en immersion dans le monde réel, celui des gens sans «importance» qui ne vivent pas dans le virtuel idyllique. De retour, il fera des films bien différents, des comédies comme constat d'un échec à représenter la vraie vie. Le célèbre film Les Raisins de la colère» de John Ford, d'après le roman de John Steinbeck, met en scène les paysans ruinés par la crise économique de 1929, auxquels il ne reste que la route, empoussiérée des espaces ardus, à la recherche du pain quotidien, eux qui étaient habitués à la manne céleste. Nous ne retiendrons New-York-Miami de Frank Capra que pour la forme et, en bref rappel social, le contenu de cette œuvre emplie de bonnes intentions sur une possible conciliation du capital et du travail. Mais le film sans doute le plus représentatif du road movie, comme retour sur soi, reste Broken Flowers (2005) de Jim Jarmusch, qui fait voyager à travers l'Amérique un homme qui découvre, sur le tard, qu'il a un fils, sans savoir avec laquelle des quatre femmes avec qui il a vécu. Ce n'est pas «Perdu de vue», mais bel et bien une vie perdue, un constat d'échec et d'amertume. Dans Une histoire vraie (2000), retour sur soi et dépassement de soi pour un vieil homme digne, qui compte se réconcilier avec son frère en se rendant chez lui sur une tondeuse traficotée, en tant que héros attachant dans l'œuvre la moins sordide de David Lynch. Paradoxalement, c'est un film de 70 mn, tourné en six jours seulement par Edgard G. Ulmer (auteur iconoclaste du magnifique western, Le Bandit, de 1950), qui met en route la thématique du road movie dans sa formulation existentielle et tragique. Détour (1945) met en scène un jeune homme qui prend le chemin de Hollywood où se trouve déjà sa compagne, sollicitée pour un petit rôle, et va faire des rencontres malheureuses qui vont détruire tous ses espoirs. La femme fatale n'était pas à Los Angeles, mais dans une bourgade qu'il aurait dû traverser en toute vitesse ! John Ridley et Oliver Stone se sont mis à deux pour le piller avec le guignolesque U-turn (dont «détour» serait une traduction possible). Œuvre de grande qualité, L'Epouvantail (1973) ne peut être retenu comme road movie dans la mesure où la route n'y a qu'un apport dramaturgique et non dramatique, lequel domine tout l'ensemble. Idem pour Bonny and Clyde (1967) d'Arthur Penn, cavale meurtrière d'un célèbre couple de hors-la-loi avec l'arrière-plan rural d'une Amérique dévastée par le krach de 1929. Il en est de même pour La Route de John Hillcoat (2009) et Le Livre d'Eli (2010) d'Albert et Allen Hugues avec l'apocalypse comme contenu et Dieu respectivement absent et présent. L'excellent Paris Texas peut prétendre au label «road movie» car, même si la marche à pied est un cas extrême de déplacement, la route restant ici abstraite et présentée sous l'angle du cheminement intérieur. Parmi tous les films du genre, Easy Rider se distingue particulièrement en opérant une rupture. En pleine osmose avec les révoltes estudiantines de 1968, qui vont exprimer le refus de l'ordre moral et de la mobilisation des jeunes conscrits dans la guerre au Vietnam, deux jeunes motards se lancent sur la route pour rejoindre New Orleans, après avoir reçu une belle somme d'argent suite à une vente de drogue. Réalisé modestement par Dennis Hopper avec une distribution exceptionnelle (Peter Fonda, Jack Nicholson et le réalisateur lui-même), ce film a symbolisé les nouvelles exigences sociales et culturelles d'une jeunesse en mal d'identité. Le metteur en scène a avoué avoir été davantage influencé par Le Fanfaron de Dino Risi (1962) que par l'inspiration underground pour ce film, qui se rattache au cinéma du réel renouvelé. Avec Sailor et Lula (1990), la route est réduite à un décor quelconque, pour peu que l'univers paranoïaque de son réalisateur, David Lynch, puisse s'y déployer avec une surcharge artistique et dramatique qui sature toute possibilité d'émotion. En revanche, en 1991, sort Thelma et Louise, de Ridley Scott, avec Geena Davis et Susan Sarandon. Ce petit chef-d'œuvre a reçu l'Oscar du meilleur scénario. Y sont rassemblés trois mythes majeurs : la femme américaine, la route américaine et le Grand Canyon, considéré comme un lieu mythique transformé en cimetière des illusions perdues et où, comme ultime alternative, les deux héroïnes vont s'écraser. Enfin, il est impossible ici de ne pas signaler le road movie par excellence, Point Limite Zéro (1970) de Richard Sarafian, le seul film qui se rapproche le plus de la mythologie grecque, tout en réunissant tous les éléments de la route transcendée. Un défi pour le héros qui consiste à conduire un véhicule de marque, de Denver à San Francisco, soit 2000 km en 15 heures. En cours de route, il va rencontrer toutes sortes d'humanités et vivre des situations déroutantes qui l'amèneront à se crasher contre deux bulldozers mis en place par la police qui le poursuivait. C'est la condition de l'homme moderne qui ne contrôle plus rien, sauf sa propre mort. L'œuvre a profondément marqué les esprits et Steven Spielberg, qui en possède en quantité non négligeable (de l'esprit), a pourtant commis Sugarland Express (1974), non comme un prolongement ou un enrichissement du thème de Point limite zéro, mais comme une correction en faveur de l'idéologie hollywoodienne, dont il n'est finalement que le brave chien de garde. Le happy end de son road movie n'est qu'un des stigmates le moins discutable et le travail de Spielberg n'est que le «final cut »(version producteur) du film de Sarafian. Un autre cinéaste non moins surfait, Quentin Tarantino (dont le superbe Pulp Fiction n'est qu'un accident de parcours), avoue son admiration sans borne pour Richard Sarafian en incluant en clin d'œil dans Le Boulevard de la mort» (2007) la Dodge Callenger R/T, la voiture emblématique de Point limite zéro. Le même Tarantino, par ailleurs, a déclaré que son amour du road movie remonte à un visionnage d'un film français de 1971, La Route de Salina de Georges Lautner. L'univers des road movies est une histoire de routes parallèles. Il y a la route comique (La Grande vadrouille de Gérard Oury, avec Louis de Funès et Bourvil) ; la route dramatique (La Route de Salina, Rain) ; la route picaresque (La voie lactée de Luis Bunuel) ; la route fantastique et inquiétante de Duel de Spielberg ; la route nomade (La Strada de Federico Fellini) ; la route erratique (comme dans les films de Tony Gatlif qui, de kabyle en gitan, suit les gens du voyage avec sa caméra) ; la route burlesque (Trafic de Jacques Tati) ; la route tragique (Le Salaire de la peur de Henri-Georges Clouzot), la route réconciliatrice (Voyage en Italie de Roberto Rossellini), la route introuvable (Week-end de Jean-Luc Godard), etc. Autant dire que le road movie est encombré d'objets roulants, pas toujours identifiables, mais le plus souvent porteurs de messages de liberté. La route y est la ligne de fuite, la perspective d'un ailleurs prometteur et la voiture l'objet volé qui le permet. Parfois, la voie est sans issue comme dans Le Fanfaron, Thelma et Louise et Point limite zéro). Alors, elle place l'individu dans la modernité qui l'exclut, comme un objet périmé impropre à consommer ses bienfaits