Les grands hommes, on ne peut les approcher qu'avec émotion et un certain doigté. Ils ressemblent tant à ces vieilles amphores antiques que les archéologues plongeurs font remonter à la surface après des siècles passés dans les profondeurs de la mer. Ils ont un seul dénominateur commun, celui de garder, jalousement, un certain secret que nul n'est en mesure de percer, car, en dépit de leur notoriété publique, ils restent des navigateurs solitaires. Leurs boussoles et leurs cartes ne peuvent être décryptées par leurs propres matelots, le but essentiel pour eux étant de parvenir à bon port, avec armes et bagages. Mostefa Lacheraf est de cette trempe qui, à un moment précis de l'histoire, lève son index pour dire : présent. N'est-ce pas qu'il a été historien de haute voltige, sociologue perspicace, linguiste maîtrisant à la perfection l'arabe et le français, militant de haute valeur et mille autres choses répondant à tout ce qui a trait, à tout ce qui tient à cette Algérie, à ce grand peuple ? Eh bien, cette belle amphore n'est pas condamnée à se craqueler, à s'effriter, mais à trouver une place de prépondérance dans le grand musée qu'est l'Algérie moderne. Si Most'fa, pour les intimes si j'en crois mes oreilles, se faisait appeler ainsi. Il fallait voir et entendre le regretté Rabah Bitat se rapprocher de lui pour le saluer, à l'hôtel Sheraton, en ce mois de février 2001, soit deux mois avant la disparition de ce dernier. Une intonation faite de douceur et de profond respect. Ce petit homme qui, en raison de son grand âge et, peut-être, de son caractère, se tenait à l'écart de toute l'assistance, se mit à me parler de son dernier livre, Des noms et des lieux, et moi d'insister que tel chapitre mériterait d'être adapté et porté à l'écran. Si Most'fa, lui dis-je alors, le réalisateur n'a qu'à planter sa caméra, sans découpage technique préalable, et filmer ce qu'il a à filmer. L'écriture du roman nous apprend que la vie est faite de détails. On ne peut percevoir celle-ci d'une manière globale sous réserve de la voir s'effilocher, partir dans toutes les directions. Face à moi, j'avais cinquante ans d'histoire et non cinquante siècles, comme le disait Bonaparte en faisant face aux pyramides en 1798. Parfois, l'étendue du temps importe peu. L'essentiel, c'est la charge émotionnelle. Je me revis en octobre 1956, dans mon quartier, tout près de la fameuse villa de Si Abdelkader Benfenatki, homme de grande valeur, alors que l'avion à bord duquel avait pris place Mostefa Lacheraf, aux côtés des quatre autres militants de la première heure, venait juste d'être arraisonné à l'aéroport d'Alger. Les pieds-noirs jubilaient de joie, pensant que les « bougnoules » allaient éteindre ce feu de braise qu'ils avaient allumé pour se griser pendant quelques jours et reprendre aussitôt « le chemin de la sagesse ». Ce jour-là, l'histoire allait prendre une autre bifurcation, celle où la lutte pour la liberté commençait pour de vrai à s'inscrire en lettres de feu. Je me revis également devant Mostefa Lacheraf, dans son bureau au ministère de l'Education en 1977. Il venait de soulever un tollé général avec la publication d'une série d'articles où il esquissait quelques idées sur la refonte de l'enseignement. Esprit démocratique et ouvert avec une grande finesse, il m'invita à relire la traduction de son texte en langue arabe, et moi de lui dire que je ne pouvais me permettre de reprendre un travail effectué par mon propre professeur à l'université d'Alger. « Partageons la poire en deux, fit-il avec un petit sourire. Ton professeur a fait un effort intellectuel, à toi d'en faire autant. » C'est aux côtés de cet homme que j'ai eu l'honneur de siéger au Conseil consultatif national en 1992, à un moment où l'Etat algérien allait à vau-l'eau, et c'est auprès de cet homme que j'ai appris l'essentiel de ce qu'est l'analyse historique, celle qui met au-devant de la scène le progrès et la modernité. Qu'Allah l'accueille dans son Vaste Paradis.