Comme la semaine dernière, plusieurs milliers de personnes ont participé, hier, à une manifestation pacifique sur la place Tahrir, au Caire, avec pour principaux mots d'ordre l'accélération des réformes politiques promises par les militaires au pouvoir, la comparution des dignitaires du régime Moubarak et l'établissement d'une véritable de justice sociale. Mais plutôt que de répondre aux revendications de la rue, l'armée a accusé, la semaine dernière, le mouvement du 6 avril de «diviser le peuple et l'armée». Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) avait en outre appelé «le peuple à la vigilance et à ne pas tomber dans le complot suspect visant à miner la stabilité de l'Egypte». Au moins 15 partis politiques ont pris part au rassemblement, dominé toutefois par les islamistes. Mais c'est sans doute la première fois depuis la chute de Hosni Moubarak que les islamistes étaient en aussi grand nombre sur la place Tahrir. Beaucoup de leurs fidèles scandaient des slogans en faveur de l'instauration d'un «Etat islamique». Des observateurs interprètent cette sortie inattendue des islamistes égyptiens comme une volonté de réoccuper le terrain perdu au profit des courants laïcs. Surtout que les élections législatives approchent à grands pas. Cette manifestation, organisée à l'appel des Frères musulmans alliés à divers groupes musulmans fondamentalistes, faisait d'ailleurs craindre des heurts avec les militants des organisations laïques qui campent sur la célèbre place Tahrir du Caire depuis le 8 juillet. La semaine dernière, les islamistes avaient mis sur pied leur propre défilé, accusant les contestataires laïcs d'aller à l'encontre de «l'identité islamique» de l'Egypte. Mais après deux jours de négociations, laïcs et islamistes ont finalement convenu de laisser de côté leurs dissensions pour sauver les idéaux de la révolte populaire de janvier-février qui avait abouti au départ de M. Moubarak. Mais la confrontation entre les deux camps ne semble que partie remise. La preuve : debout sur les podiums érigés sur la place, les orateurs ont exhorté au partenariat et à l'unité, mais la foule appelait l'Egypte à «mettre en œuvre la loi de Dieu». Pour certains spécialistes du mouvement islamiste égyptien, ce «réveil islamiste» n'est en réalité rien d'autre qu'une tentative désespérée de certains leaders traditionnels des Frères musulmans de tenter de fédérer les islamistes autour d'un seul et même pôle. Un pôle de plus en plus menacé d'implosion avec l'apparition de nouveaux et jeunes leaders. D'où, explique-t-on, leur acharnement à créer coûte que coûte un ennemi. Et dans le cas présent, l'ennemi n'est plus le régime (avec lequel ils n'ont pas arrêté de flirter) mais plutôt les démocrates et les laïcs. Mais cela paraît déjà peine perdue. La confrérie des Frères musulmans, force actuellement la plus structurée du champ politique égyptien (elle s'organise essentiellement autour du Parti de la liberté et de la justice), serait, selon de nombreux observateurs, en voie de fragmentation. La preuve : le 21 juin, un groupe de jeunes «frères» a décidé de faire scission pour créer le Parti du courant égyptien (Hizb Al Tayyar Al Masry) qui dispose d'ores et déjà de son site internet, d'une page facebook et d'un compte Twitter. Ce nouveau parti, «inspiré par l'esprit de la révolution dont il entend améliorer les acquis et les réalisations», souhaite donner une place centrale aux jeunes et aux masses. Pour cadre de référence, il s'est choisi la civilisation arabo-islamique et non pas la charia islamique,une partie de ses membres n'étant pas issue des Frères. Cette scission est la seconde au sein de la confrérie après celle, en mars, de l'un de ses membres influents, Ibrahim Al Zaafarani, pour créer le Parti de la renaissance égyptienne (Hizb Ennahda Al Masry). Il dénonçait, lui aussi, le traditionalisme rigide de la confrérie. Vu sous cet angle, il apparaît effectivement que les Frères musulmans ont participé à la manifestation d'hier non pas par amour de la démocratie mais surtout pour évaluer leur force et, le cas échéant, essayer d'arrêter la saignée dans leurs rangs.