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«Les Tunisiens vont découvrir le vrai visage des islamistes»
Yosra Frawes. Membre de la haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et de la réforme politique
Publié dans El Watan le 06 - 08 - 2011

Jeune avocate spécialisée en droit des affaires, Yosra Frawes fait partie de la jeune élite tunisienne qui ne pouvait passer inaperçue dans le nouveau paysage politique induit par la révolution du 14 janvier tant sa compétence est reconnue par tous. Militante des droits de l'homme, membre de plusieurs organisations citoyennes dont l'Association tunisienne des femmes démocrates, et l'Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement, Yosra Frawes a été engagée au sein de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution en qualité d'experte juridique. Yosra est aussi membre fondatrice d'une jeune association citoyenne née après le 14 janvier : le Forum des jeunes pour la citoyenneté et la créativité. Elle faisait partie à ce titre du staff d'organisation du forum social jeunesse Maghreb-Machrek qui s'est tenu à Bizerte les 29 et 30 juillet derniers.
-A l'issue de ces deux jours du Forum social jeunesse Maghreb-Machrek, quel bilan esquisseriez-vous comme ça, à chaud, de ce forum ?
Il y a déjà le qualitatif. Je pense qu'il y avait une réflexion assez poussée entre les jeunes. On a échangé les avis sur les contextes politiques dans la région Maghreb-Machrek, et on a vu qu'il y a plusieurs points communs qui s'en dégagent, et ces points communs nous amènent à réfléchir à des stratégies communes pour sortir de cette situation de marginalisation des jeunes. Et puis, il y avait un échange d'expériences qui a permis de faire un brainstorming intéressant. Nous sommes maintenant confrontés à un challenge réel. Les jeunes constituent le leadership d'un véritable mouvement social dans les pays du Maghreb et du Machrek, mais en même temps ils ne sont nulle part dans les structures de décision. Nous avons besoin de formation pour savoir comment être une force de proposition qui permet de changer les termes de la négociation avec les décideurs. On est donc en train de réaliser une accumulation qualitative d'actions de jeunes.
-Vous évoquiez dans une de vos interventions le paradigme micro-politique comme mécanisme de transition démocratique. D'après vous, une transformation par le bas de la société tunisienne pourrait-elle s'avérer plus efficace ?
Je pense qu'il y a des expériences de transition démocratique qui ont précédé la Tunisie, et qui ont commencé par un changement de structures. Ils ont changé leur structure de santé, leur politique de sécurité sociale, leur politique d'enseignement, et c'est ce qu'il nous faut exactement en Tunisie, avec, à la clé, des politiques sectorielles précises. Il faut qu'il y ait des plans généraux mais aussi des mesures qui doivent être discutées avec le peuple tunisien et non pas dans les couloirs des ministères ou entre le Premier ministre et la Banque mondiale. C'est au peuple tunisien qu'il revient de s'autodéterminer et de décider quelle voie il va choisir. Est-ce qu'il doit compter sur l'agriculture après avoir découvert la fragilité du tourisme ? Doit-il continuer de s'appuyer sur le tourisme et développer une économie de services comme les pays du Golfe ? Veut-il un pays qui s'investisse dans les énergies renouvelables puisque nous avons le soleil à volonté ? Est-ce qu'il veut une économie environnementale ? Tout cela doit faire l'objet d'une concertation avec les citoyens. Or, il y a un gros problème de communication entre tout ce qui est supra-structurel et ce qui est infrastructurel en Tunisie.
-Vous êtes membre de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution et de la réforme politique. En quoi consiste votre travail au sein de cette instance ?
Cette instance est constituée d'un certain nombre de partis politiques, d'associations et de personnes renommées en Tunisie et qu'on respecte beaucoup. Il y a au sein de cette instance des commissions qui travaillent sur toutes les lois nécessaires pour assurer la transition démocratique en Tunisie, à savoir la loi électorale, le décret-loi qui a permis la constitution d'une Haute instance chargée d'organiser les élections. Une autre commission se penche sur la réforme de la justice et réfléchit à la meilleure façon d'aller vers une justice vraiment indépendante et intègre. Il y a également une commission dédiée aux médias. Et puis, il y a la commission qui m'intéresse directement, et qui travaille sur la nouvelle loi sur les partis politiques en Tunisie ainsi que le financement des partis.
-La classe politique tunisienne est-elle prête selon vous pour le rendez-vous du 23 octobre et l'élection de la nouvelle Constituante ?
Ça dépend de quelle classe politique on parle. Si vous me dites la gauche tunisienne, même après 20 ans, elle ne sera pas prête pour des élections parce qu'elle manque de moyens et n'a pas la formation nécessaire. On était tous amateurs sous Ben Ali, en ce sens qu'on ne faisait pas vraiment de la politique. On faisait du militantisme des droits de l'Homme. Donc, aujourd'hui, il est difficile pour les partis de gauche de jouer leur rôle sérieusement. En ce qui concerne les islamistes, ils sont beaucoup plus formés et informés politiquement.En plus, il y a un contexte régional qui est favorable à la montée du courant islamiste. Pour ce qui est des libéraux, ils sont en proie à une terrible fragmentation après la dissolution de l'ex-RCD. Mais Il est devenu tentaculaire en s'incrustant dans plusieurs partis politiques. Ils sont en train de créer un pôle fort. Il faut reconnaître qu'ils ont les moyens et ils ont l'expertise nécessaire. Quoi qu'il en soit, j'espère que la Constituante sera un bon exercice politique pour les partis aussi bien que pour le peuple tunisien qui va découvrir les islamistes sous leur vrai visage. Je suis persuadée qu'après ces élections, et après avoir fait confiance aux islamistes, les Tunisiens vont découvrir que ce n'est pas le modèle social pour lequel ils ont lutté.
-Vous pensez que ce sera le courant dominant au sein de la Constituante ?
Oui, c'est la première force. Ils sont en train d'organiser des mariages collectifs, ils sont en train d'emmener les gens s'inscrire dans des bus. Ils organisent des fêtes pour les mères…
-Ils sont déjà en campagne ?
Ils sont en campagne depuis quelques mois déjà. Ce sont les premiers qui ont commencé la campagne électorale.
Au quotidien, comment se comportent-ils ? Est-ce qu'il y a des violences qui ont été signalées, des atteintes aux libertés ?
Les islamistes sont aussi fragmentés que les libéraux. Il y a l'extrême droite qui se fait appeler «tahrir» (libération, ndlr), et qui n'a pas obtenu d'autorisation. Il y a les salafistes, et il y a le visage soi-disant modéré du parti Ennahdha. Je ne sais pas si c'est un pur hasard, mais lorsque Ennahdha a dénoncé la composition de la Haute instance indépendante pour les élections en arguant du fait qu'ils n'ont aucun représentant de leur parti dans cette instance, les actes de violence ont commencé dans la rue tunisienne. Ils ont également lancé une campagne de calomnies contre les membres de la Haute commission, comme quoi ce sont des gens qui vivaient en France, qui boivent tout le temps. Ils ont aussi fait montre d'une violence morale inouïe contre les militants des droits de l'homme. Ils ont commis même des violences physiques à l'encontre de certains avocats. J'ai été moi-même témoin au tribunal de scènes de violence, où des barbus réclamaient que l'athéisme soit criminalisé en Tunisie. C'étaient des slogans clairs du genre «echaâb yourid tadjrim el ilhad» (le peuple veut la criminalisation de l'athéisme). Et maintenant, ils menacent la liberté intellectuelle et artistique en Tunisie.
-Vous faites allusion à l'affaire du film Ni Allah ni maître de Nadia El Fani ?
Tout à fait ! Ils ont perpétré des actes d'agression devant la salle de cinéma où le film devait être projeté. Ils ont même agressé des spectateurs qui étaient dans la salle. Ils se sont attaqués physiquement aussi aux militants du Parti communiste tunisien. Ils ont également asséné des coups au chanteur engagé Nebrass Chammam. Il y a eu comme ça toute une série d'actes de violence qui ont semé la terreur dans le cœur des Tunisiens. Personnellement, je trouve que cela a au moins permis aux Tunisiens de découvrir leur vrai visage, et de voir que même la face modérée d'Ennahdha n'est qu'une ouverture de façade. C'est juste une stratégie pour manipuler les gens. A ce train, ils vont finir par demander un référendum sur le code du statut personnel comme ils l'ont fait en 1989.
-Cela ne met-il pas en demeure les forces progressistes et modernistes de mieux s'organiser et d'occuper plus activement le terrain d'ici le 23 octobre ?
Il y a quelques sondages politiques, je ne sais pas s'ils sont fiables ou pas, et tous ces sondages montrent que le parti Ennahdha raflera entre 20 à 30% des suffrages lors de la prochaine élection, ceci sans coalitions. Après, ils peuvent faire des coalitions et devenir une force majoritaire. Les remparts qu'on a maintenant en tant que société politique sont les indépendants. Autre chose : les islamistes d'Ennahdha n'ont pas d'intellectuels, ils n'ont pas d'artistes. Ils sont en train d'utiliser quelques jeunes rappeurs qui diffusent des messages artistiquement assez limités. En plus, ils sont très amateurs, et les messages sont toujours identitaires et archaïsants. Je ne crois pas qu'un message aussi archaïque puisse marcher avec les Tunisiens. Les premières à avoir interdit la polygamie dans tout le monde arabo-musulman c'étaient les femmes tunisiennes à El Kairouan et à El Mahdia au XVIIIe siècle. Elles ont élaboré des contrats de mariage qu'on appelle d'ailleurs «le contrat kairouanais», où les femmes exigent que si leur mari songe à se remarier, il doit d'abord divorcer d'elles et leur verser des dédommagements.
Les Tunisiens étaient les troisièmes dans le monde à interdire l'esclavage en 1846, et qui ont promulgué la première Constitution dans le monde arabe en 1861. La première proclamation des droits en Tunisie s'est faite sous Kheireddine Bécha au XVIIIe siècle. Donc, je ne pense pas qu'avec un tel background historique, avec le cinéma tunisien, avec la chanson africaine tunisienne authentique, avec nos mots grossiers dans nos chansons populaires, les islamistes arriveront à imposer leur modèle social et politique. Il y a des amis qui nous disent : «Vous les élites, vous tenez ce discours parce qu'au fond vous avez peur.» Moi, je le dis parce que je suis consciente de la réalité tunisienne et de l'Histoire de la Tunisie.


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