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La République des mallettes
Enquête de Pierre Péan sur «une zone de non-droit»
Publié dans El Watan le 22 - 09 - 2011

«Il était une fois les enveloppes, puis les valises ; il y a maintenant les virements sur des comptes offshore aux îles Caïmans
ou ailleurs, sans que pour autant s'arrête la circulation de mallettes bourrées d'espèces.»
Paris
De notre correspondante
Dans La République des mallettes. Enquête sur la principauté française de non-droit (éditions Fayard, septembre 2011), le journaliste et écrivain Pierre Péan, en enquêtant pendant plus d'un an, démonte un système dont l'existence repose sur le secret, un «territoire très spécifique du pouvoir qui se situe aux confins de la politique et des affaires» qui existe à l'intérieur de l'appareil d'Etat et dans lequel évoluent hommes d'affaires, dirigeants d'entreprises, hauts responsables politiques, intermédiaires.
Extraits.
«Les ressortissants de cette principauté de non-droit se méfient de plus en plus de Tracfin, la cellule française antiblanchiment rattachée au ministère des Finances, qui dispose des hommes et des outils adaptés à la traque des nouvelles formes de criminalité financière», indique Pierre Péan, qui revient sur des scandales politico-financiers impliquant, ces vingt dernières années, tant des hauts responsables de gauche que de droite qui ont défrayé la chronique.«Dans toutes ces affaires, un seul enjeu : constituer un ‘trésor de guerre' en vue de la campagne présidentielle suivante. A chaque fois, il s'agit de tirer la manne des grands contrats civils ou militaires.»
(…) Les affaires «se déroulent dans un espace bien particulier, en marge du sommet de l'Etat français, mettant aux prises des hommes politiques du parti au pouvoir, des grands commis de l'Etat, des patrons de quelques fleurons industriels nationaux et des intermédiaires. Il arrive fréquemment que l'on fasse appel aux services d'un chef d'Etat africain ou arabe».
(…) «Outre l'Afrique, les Emirats, la Libye, l'Arabie Saoudite, la Russie, les nouvelles Républiques de l'ex-empire soviétique devenues des partenaires politiques et commerciaux de la France alimentent aussi aujourd'hui les ‘monnéoducs' de la principauté.»
Chacune de ces affaires «a permis de suspecter l'existence de circuits d'argent occultes alimentés par des commissions ou rétrocommissions prélevées sur de grands contrats industriels. Mais aucune n'a pu révéler à quelles personnes ces dispositifs ont profité : le voile n'a été levé que sur un petit pan de cette réalité», explique Pierre Péan. Et aussi «la quasi-totalité des nombreux témoins que j'ai rencontrés n'ont accepté de parler qu'à la condition expresse que j'accepte la règle du ‘off'. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'ils avaient peur». (…) «La mise en circulation des carnets d'Yves Bertrand (patron des RG de 1992 à 2004) et du général Philippe Rondot (chargé de la coordination du renseignement au ministère de la Défense de 1997 à 2005) ainsi que les nombreux documents et témoignages ont fait de cette affaire (Clearstream, ndlr) une plaque sensible sur laquelle il est possible de mesurer le délitement moral d'un establishment qui trouve tout à fait normal qu'une partie des siens dispose de comptes bancaires hors de France.
Des masses de plus en plus élevées d'argent noir circulent en effet, provenant surtout de circuits dérivés des ventes d'armes et des largesses de chefs d'Etat africains. Un mot nouveau est même apparu pour désigner une pratique doublement illégale : la rétrocommission.»
De quoi s'agit-il ? «Les décisionnaires étrangers corrompus, qui ont accepté une commission pour attribuer un marché à un fournisseur français, reversent une partie de celle-ci au corrupteur. Charles Pasqua, qui ne pratique pas la langue de bois, parle de la ‘rétro' comme d'un ‘secret de polichinelle de la classe politique française'. Les premiers faux listings d'Imad Lahoud étaient imprégnés de l''affaire des frégates' de Taïwan, ce contrat d'armement signé en 1991, affaire dans laquelle ont trempé des politiques tant de gauche que de droite.» «L'épilogue de l'affaire des ‘frégates de Taïwan' est intervenu le 9 juin 2011 par un jugement de la cour d'appel de Paris qui a condamné la société Thales et l'Etat français à verser à l'Etat taïwanais respectivement 170 millions et 460 millions d'euros, remboursant ainsi les Taïwanais du surcoût lié à ces commissions illicites.»
La plupart des affaires qui arrivent devant la justice trouvent leur origine dans des dénonciations et donc, à proprement parler, dans des instrumentalisations de la justice. Chaque affaire peut être lue comme une tentative de mettre à mal ou d'éliminer un concurrent.
«Le financement occulte des partis, mais aussi de bien des hommes politiques, est une vieille histoire difficile à raconter pour de multiples raisons. D'abord, parce que la remise d'espèces ne laisse pas de traces et c'est d'ailleurs pour cette raison qu'elle est utilisée de préférence au virement bancaire ou au chèque.» (…) «Le défunt Alfred Sirven a été, en tant que n°2 du groupe Elf, l'un des dignitaires de cette principauté, lui qui a arrosé tellement de monde, politiques de tous bords, hauts fonctionnaires, policiers, syndicalistes, cadres d'entreprise ! ‘Je les tiens tous. J'ai de quoi faire sauter vingt fois la République', s'est-il exclamé un jour.» «Les espèces ont-elles cessé de circuler parmi la classe politique après 2000 ? Evidemment non !»
«L'affaire Bettencourt a montré que le flux des espèces ne s'était pas tari. Que ce soit du côté de Neuilly-sur-Seine ou du côté de Marseille (13,7 millions d'euros dans des comptes en Suisse et au Luxembourg liées à différentes sociétés contrôlées par Alexandre Guerini, le frère de Jean-Noël Guérini, patron de la fédération PS des Bouches-du-Rhône, ndlr).»
(…) «L'histoire de la corruption française met en lumière la schizophrénie des hommes politiques de notre pays. Sous la pression de l'opinion, ils font adopter des lois et promulguent des décrets de plus en plus contraignants pour encadrer le financement de la vie politique et rendre les pratiques occultes théoriquement impossibles ; dans le même temps, ils sont toujours convaincus de l'importance, pour chacun, de disposer du trésor de campagne le plus gros possible.
De ce fait, les hommes capables de les alimenter en fonds efficacement, discrètement et aux frontières de la légalité, sont de précieuses recrues, dont le rôle devient des plus cruciaux au sein de la République : ils mènent à bien ces missions financières, servent de coupe-feu et savent garder le secret.» «Au niveau national, les intermédiaires sont toujours en activité, au premier rang desquels Alexandre Djouhri et Ziad Takieddine (…). Les grands contrats, notamment ceux d'armement, génèrent encore et toujours commissions et rétrocommissions mais, échaudés, les acteurs prennent de plus en plus de précautions.»
Monsieur Alexandre (Ahmed) Djouhri
«En progressant à tâtons, j'ai été amené à suivre de près le parcours d'un certain Alexandre Djouhri : inconnu du grand public (…). Il est le fil rouge de mon enquête», précise l'auteur. Qui est Alexandre Djouhri qui, «en ses jeunes années, a été à l'école de la délinquance, et qui peut désormais faire et défaire des carrières ? D'où tient-il son réseau et son influence, qui le fait redouter de la plupart des patrons du CAC 40» ? Celui que l'auteur appelle Monsieur Alexandre est souvent convié aux réunions officielles.
«Le 2 mars 2010, il est présent au dîner de gala offert par le président de la République en l'honneur de Dimitri Medvedev, son homologue russe. Il y a emmené son ami Henri Proglio, patron d'EDF, qu'il presse pour que celui-ci s'entende avec le géant russe du nucléaire Rosatom contre Areva. Il est encore là quand Nicolas Sarkozy épingle la Légion d'honneur au revers de la veste de Sergueï Chemezov, directeur de l'agence Rosoboron Export chargée des ventes d'armes à l'exportation, ami de Poutine du temps où les deux fonctionnaires du KGB étaient en poste à Dresde.
Toutefois, le plus souvent, il rencontre Claude Guéant au bar du Bristol, voire à dîner au restaurant le Stresa, ou bien ailleurs : à Tripoli, par exemple. Son intimité avec le secrétaire général de l'Elysée est renforcée par la proximité dans les affaires, à Londres, entre Germain, le fils d'Alexandre, et Jean-Charles Charki, le gendre de Claude Guéant.»
«L'homme se croit si invulnérable qu'il peut impunément menacer un conseiller du président de la République sans être expulsé de la cour et s'afficher au vu et au su de tous avec son ami Dominique de Villepin, pourtant l'ennemi irréductible de Sarkozy, tout en continuant à bénéficier d'un soutien sans faille du patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), Bernard Squarcini, lequel n'hésite pas à se montrer en sa compagnie dans de nombreuses capitales.»
(…) «C'est François Casanova, ancien flic de la deuxième brigade territoriale, vieille connaissance d'Alexandre Djouhri quand celui-ci frayait dans le camp des voyous et rencontrait les policiers dans les commissariats, qui l'avait présenté à Bernard Squarcini, alors numéro deux des Renseignements généraux.» (…) «Cohen (Philippe Cohen, auteur avec Richard Malka et Riss d'une BD, la Face kärchée de Sarkozy, publiée en novembre 2006 par Vents d'Ouest Fayard, ndlr) me demanda de vérifier si Alexandre Djouhri avait bien effectué un voyage à Tripoli dans le but de convaincre le Guide, Mouammar El Gueddafi, d''aider' Nicolas Sarkozy – conformément à une tradition bien établie entre chefs d'Etat africains et candidats à l'Elysée – dans la perspective de la présidentielle (de 2007, ndlr). Ce que je fis auprès d'une source américaine qui me confirma le renseignement.»
(…) «Monsieur Alexandre a passé sa jeunesse à Sarcelles. Après l'adolescence, il a basculé dans l'univers interlope de la nuit parisienne où se mêlent aux petits et grands malfrats les fils de bonne famille. Il s'oriente ensuite à la fois vers le business et les milieux politiques. Monsieur Alexandre a fait bien du chemin dans l'entregent et les affaires. L'approche de la cinquantaine voit son sacre, très discret. Il semble parler d'égal à égal avec Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée puis ministre de l'Intérieur, et avec Bernard Squarcini, patron des services secrets intérieurs ; il intervient dans plusieurs grands choix en matière de politique industrielle nationale, notamment dans le secteur du nucléaire ; il semble avoir son mot à dire dans la nomination de certains hauts fonctionnaires et grands patrons…
Dans les annales de la République, son cas est exceptionnel, sinon unique. Son cas s'inscrit dans une époque – grosso modo, celle qui dure depuis le début des années 1990 – où, sous les effets conjugués de la mondialisation et de la conversion des élites françaises, de droite comme de gauche, au néolibéralisme, l'argent est plus que jamais devenu roi... Une grande partie de l'establishment qui, hier, servait l'Etat et avait, chevillé au corps, le sens du bien commun, a basculé et n'a plus qu'une idée en tête : se servir.»
«La puissance d'Alexandre Djouhri ne découlerait-elle pas de son rôle de ‘facilitateur' du système ? L'homme ne contribue-t-il pas à rendre possible son fonctionnement ? Et, à force de rendre service et de connaître les secrets de la nomenklatura française, du statut de serviteur n'est-il pas passé à celui de grand baron de cette principauté de non-droit ?»


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