Berlin n'est pas une ville. C'est une sorte de mémoire à la fois décatie et rancunière. Mais une mémoire qui bégaie entre les fastes du IIIe Reich et les lustres d'une Europe qui se voulait le nombril bedonnant du monde. Tous les chiens qui font leur promenade autour d'Europa Platz ont des allures de Prinz, ce berger allemand qu'Hitler adulait et qu'il aurait tué d'une balle avant que le bunker, où il s'était réfugié à la lisière de la forêt noire, ne saute en morceaux, sous les bombardements de l'armée Rouge. C'est parce qu'elle n'est pas vraiment une ville que Berlin donne l'impression qu'elle est un contresens historique. Fragile. Irréelle. Ce qui ne l'empêche pas de jouer les vieilles femmes à la fois éplorées et aguicheuses. Un peu comme cette très vieille église dont il ne reste que la tour autour de laquelle on a construit une nouvelle église d'un modernisme audacieux, toute bleue et formée d'un cercle, d'un rectangle, d'un carré et d'un losange. Les quatre éléments de la géométrie pythagoricienne en quelque sorte et dont l'épicentre est représenté par l'ancienne église calcinée et criblée de gros trous occasionnés par les bombes. Une telle réalisation est à double tranchant. Si la forme peut rappeler la Seconde Guerre mondiale et ce qu'elle a coûté à l'Allemagne et au monde, elle peut aussi être là pour témoigner de l'orgueil prussien. Toute la ville est ainsi faite, ou plutôt ainsi reconstruite sur les ombres d'une ambiguïté entêtée. L'air du temps qu'on y respire est aux regrets et à la mauvaise conscience mais on fait tout pour que Berlin donne l'impression - en catimini - qu'elle est redevenue la capitale de la République fédérale de l'Allemagne ! Le Reishtag, dont l'incendie par les nazis allait leur permettre de prendre le pouvoir et d'écraser le Parti communiste allemand accusé, injustement, d'être à l'origine de l'incendie, a été restauré et reconstruit. Il s'élève avec beaucoup de morgue face à l'ancien Berlin-Est et à la porte de Brandbourg restée, longtemps, sur le territoire de l'ex-République démocratique allemande, dans l'état où la guerre l'avait laissée après la fin des hostilités. Entre le Reishtag et la porte de Brandbourg, ce mur dit de Berlin dont il ne reste que des traces symboliques et qui a été le moteur de la propagande anticommuniste de l'Occident prompt à exploiter n'importe quoi pour sublimer et idéaliser son propre système économique et politique. Cependant, l'ensemble, constitué par le Reishtag à l'Ouest, la porte de Brandbourg à l'Est et l'ex-mur au milieu, a quelque chose de pathétique. L'histoire est une drôle de chose. Mais les Berlinois s'arrangent avec leur mauvaise conscience qui va devenir - très vite - une bonne conscience agressive. Berlin divisée en deux puis unifiée se décharge de l'histoire, mais parce qu'il y a ces traces de l'ex-mur, elle oublie que l'histoire est rancunière et qu'elle fait toujours payer ses avatars et ses aléas, car le monument édifié à la mémoire de soldats soviétiques morts pendant la Seconde Guerre mondiale ne peut passer inaperçu. Deux sentinelles russes le gardent toujours, jour et nuit. Cela dérange - paraît-il - les habitants de cette drôle de ville. Il y a de quoi surprendre, surtout si l'on s'obstine à croire que la guerre est finie et que les 21 millions de Soviétiques morts au cours de cette Seconde Guerre mondiale ont la bouche pleine de terre. L'impression - aussi - dans la ville que l'on veut tirer un trait sur tout ça. Qui donc a écrit ce livre abjecte qui s'appelle Bagatelle pour un massacre ? Qui a écrit ce merveilleux chef-d'œuvre intitulé les Années de chien ? Louis Ferdinand Céline, pour le premier. Gunter Grass pour le second. Juste en face de ce monument russe, il y a les traces d'une sorte de poste frontière un peu bizarre, un peu fantomatique, un peu surréaliste. C'était le Check Point. appelé Charly. Un point de passage entre Berlin-Ouest et Berlin-Est, exclusivement réservé aux soldats américains qui faisaient la navette entre les deux villes. Mais les GI's, qui étaient plus de 300 000 en RFA, ne passaient pas inaperçus et cependant le monde a presque oublié que la RFA était occupée militairement par l'armée américaine qui était omniprésente. Le plan Marshall et les dollars qui ont été injectés dans ce pays y sont pour beaucoup dans cette amnésie politique. Et puis, les soldats américains de Berlin ont de bonnes soldes et ils sont réputés dépensiers. Alors ! Tout le monde y trouve son compte et la façon de vivre à l'américaine est visible à l'œil nu. L'histoire s'estompe. La mémoire devient de plus en plus opaque, et à nouveau on oublie que la Seconde Guerre mondiale a été perpétrée par les Allemands. Puisque Hitler est mort depuis belle lurette. Et Prinz, son chien favori aussi ! Alors, il n'y a pas de quoi en faire une affaire... A part ça, Berlin est une belle ville. Beaucoup de parcs et de lacs et une certaine permissivité qui permet aux Berlinoises et aux Berlinois de bronzer complètement nus à l'Alexandre Park, en plein centre-ville. C'est aussi une ville propre. Une ville où les gens sont liants, discrets quoique quelque peu hâbleurs. Et comme Berlin n'a plus d'histoire ou qu'elle feint de n'en avoir jamais eue, elle se bourre les yeux et les oreilles de manifestations culturelles et de colloques largement subventionnés - en sous- main - par les deniers fédéraux. C'est peut-être pour cela qu'on a l'impression que les Berlinois ne travaillent pas beaucoup. Les Turcs le font à leur place. Ils sont très nombreux, et le dimanche ils envahissent les pelouses superbes des parcs et des jardins, sans trop de gêne. Ils s'installent là avec marmaille et braseros. Font cuire des brochettes et parlotent en toute impunité. Les gens de Berlin ne sont pas racistes et malgré toutes leurs tentatives d'évacuer l'histoire toute proche, ils n'oublient quand même pas que le nazisme se basait sur la supériorité de la race aryenne pour valider sa domination sur le monde.