Fawaz Traboulsi est historien, politologue et écrivain libanais. Il enseigne actuellement à l'université américaine de Beyrouth. Connu pour ses idées de gauche, Fawaz Traboulsi est auteur de plusieurs ouvrages : A History of Modern Lebanon (L'histoire du Liban moderne), Sourat al fata bil lawn al ahmar (l'image du jeune homme en rouge), Chahâdat min zamân al thawra (témoignages de la période révolutionnaire). - Vous avez dit que «les élites sont hostiles aux intérêts des peuples dans le monde arabe». Pourquoi ont-elles adopté cette position ? J'ai une seule réponse. Je ne suis convaincu ni par le concept d'élites ni par leur rôle dans l'histoire. Et je ne pense pas que l'intellectuel constitue une seule valeur. Les intellectuels assument un rôle social lié à l'action de réflexion. Aussi les intellectuels arabes sont-ils divisés en deux groupes. Il y a d'abord une partie, minoritaire aujourd'hui, attachée aux aspirations et aux intérêts des peuples, pratiquant la contestation et l'opposition. L'autre groupe, plus important, est lui-même partagé en deux : il y a un camp où les complices des régimes sont nombreux et un autre où se regroupent ce que j'appelle les technocrates. Ceux-ci veulent jouer un rôle d'intermédiaire entre les pouvoirs en place et les populations. La situation de l'intellectuel a connu beaucoup de changements. La révolution pétrolière a fait que l'intellectuel évolue du statut d'instituteur à celui d'homme de média et de chercheur dans des centres d'études. Il y a une différence entre l'enseignant opposant dans un lycée de campagne, qui était par le passé l'exemple de l'intellectuel engagé, nationaliste, nassérien, de gauche, et la déferlante des professionnels de la presse et des intellectuels portés et mis en avant par les médias saoudiens qui ont dominé la région arabe. Le niveau de vie des intellectuels a également évolué d'une situation à une autre. On sera obligé de qualifier ceux qui ont été célébrés par la télévision d'intellectuels. C'est l'inverse qui s'est produit : au lieu que les intellectuels arabes prennent leur place parmi l'opposition aux régimes et aux idées dominantes, ils sont devenus des instruments de reproduction de ces mêmes idées. L'arrivée des partis doctrinaires au pouvoir signifie l'arrivée des intellectuels aux postes de responsabilité. Des intellectuels qui assument le rôle de propagation des idéologies liées à ces partis. Des idéologies laïques, nationalistes et islamistes. Il est donc regrettable de constater qu'une grande partie de l'intelligentsia n'est pas du côté des populations dans le monde arabe. Elle s'est alignée sur les pouvoirs soit par neutralité ou en offrant ses services. - Les révoltes arabes ne sont a priori pas porteuses d'idéologies. Elles semblent avoir été «idéologisées». Jusqu'où cela est-il vrai ? Nous faisons face à de nouveaux phénomènes. Et le grand défi est d'essayer de les comprendre. Il est clair que ces révoltes ne sont pas idéologiques. Elles sont en grande partie spontanées, bâties sur la coordination entre des secteurs de contestation. Il n'y a pas de rôle clair pour des leaders connus. Il n'existe pas de centres de décision ou d'orientation pour ces révoltes. Sans avoir besoin d'être idéologisées, ces révoltes révèlent une chose : la critique de ce qui existe à travers la protestation sur le terrain. Les revendications exprimées par ces révoltes ont touché le cœur du problème : travail, liberté, pain. L'aggravation du chômage parmi les jeunes, les diplômés en particulier, a été évoquée. Idem pour cette exigence du départ des régimes politiques de l'oppression et pour la concrétisation des libertés sociales autant qu'individuelles. - Il y aussi cet appel «Echaâb yourid isqat al nidham» (le peuple veut la chute du régime)… C'est la dénonciation de tout ce qui a été imposé à la région du point de vue de l'Etat et de la société civile. C'est la contestation de ce discours vantant les bienfaits de la démocratie sans remettre en cause les régimes répressifs. C'est également une critique d'une idée néolibérale selon laquelle le moins Etat permet une émergence de la libre entreprise (…). C'est une critique effective de tout ce discours sur la démocratie qui ne remet pas en cause des régimes répressifs. L'idée du peuple, qui s'impose désormais, est une réponse à l'atomisation «postcoloniale» de la société et de ses causes. Cela a donné lieu à des compartiments : jeunes, femmes, développement, microcrédits, paix, sécurité… Sinon, on a fait en sorte de diviser le peuple en ethnies et en minorités. Cela relève de l'Ecole américaine. Aujourd'hui, le peuple est redevenu homogène. Il défend des intérêts unifiés pour atteindre des objectifs historiques et stratégiques. C'est nouveau. Donc, au lieu de l'idéologie, ces révoltes ont fait émerger une critique pratique, sur le terrain, sur le vif de ce qui est dominant, envahissant. Je crois que le rôle de l'intelligentsia d'opposition est de détecter ces faits nouveaux. - Certains parlent de «contre-révolution». D'où peut-elle venir ? Et pourquoi ? Ces événements désarticulent et mettent à nu un des intérêts complexes datant de plus de quarante ans. Ces intérêts, liés au monopole du pouvoir, de l'économie et de la richesse, bénéficiaient de soutiens extérieurs. Je peux dire que les Etats-Unis sont le chef de file de la contre-révolution dans le monde arabe. Washington veut imposer la sécurité militaire, la sécurité des intérêts pétroliers, la sécurité des bases militaires, la sécurité des régimes héréditaires et la sécurité des dictatures sans les peuples. Pourquoi serions-nous étonnés ? Chaque révolution donne naissance à une contre-révolution. La grande question est de savoir jusqu'où les révolutions peuvent-elles dominer et neutraliser les contre-révolutions. A mon avis, nous sommes devant un processus irréversible. Il peut marquer un arrêt, mais il n'est plus possible de retourner au monde arabe d'avant février 2011 (les régimes de Ben Ali et de Moubarak ont chuté en janvier 2011, ndlr). - Les mouvements islamistes et religieux peuvent-ils actionner les leviers de la contre-révolution ? Tous les courants d'opinion doivent être représentés sur le plan politique. Cela dit, je n'ai aucun doute que les forces conservatrices essentielles sur lesquelles vont s'appuyer l'Arabie Saoudite et les Etats-Unis sont les courants islamistes. Il n'y a qu'à citer l'exemple de l'Egypte. Malgré elles, les forces islamistes avaient pris part au mouvement de révolte. Mais dès que les choses ont évolué et que la nécessité s'est présentée de s'opposer aux manœuvres visant à arrêter la révolution, ces forces s'étaient retirées. Elles n'ont pas pris part aux manifestations de masse (tadhahouratt miliounia). Il y a des forces qui veulent pousser la révolution en avant pour qu'elle atteigne ses objectifs. En même temps, il existe d'autres forces qui vont se contenter du minimum en changeant des symboles ou des présidents par d'autres. Les mouvements islamistes ont été encouragés par les régimes totalitaires. Elles les utilisaient pour faire peur à l'Occident. La mort de ces forces se fera, à mon avis, lorsqu'il leur sera demandé d'apporter des réponses aux problèmes des sociétés. A ce moment-là, on découvrira que ces forces sont en faillite. Elles n'ont rien à offrir en matière économique, sociale ou politique. Cela n'empêche pas l'existence d'un combat, d'une compétition avec ces forces pour attirer les citoyens. Remarquez qu'en Egypte, le mouvement des Frères musulmans s'est divisé en plusieurs groupes. La raison de ces divisions est que certains voulaient se contenter de ce qui a déjà été réalisé en termes de changement, alors que d'autres plaidaient pour la continuité du combat pour obtenir le départ de l'ensemble du régime et l'installation de nouvelles autorités. Par rapport aux nouvelles formations politiques qui apparaissent sur la scène, les islamistes ont l'avantage de posséder des finances solides et une certaine avance. Ils peuvent influencer les jeunes révolutionnaires et radicaux. C'est un défi pour tous…