La crise dans la zone euro continue encore à alimenter le débat entre politiques et économistes aussi bien dans les pays touchés de plein fouet par la crise, que dans les pays qui craignent un effet de contagion. Même les capitaux privés de Pékin seront sollicités pour contribuer à «renflouer» le Fonds européen de stabilité financière (FESF). Dans cet entretien accordé à El Watan Economie, le politologue et économiste allemand Hartmut Elsanhans revient sur les causes de la crise et esquisse une ébauche de sortie de crise. -Pouvez-vous nous définir, de manière lapidaire, les véritables facteurs qui ont plongé la zone euro dans une telle crise ? Ce n'est pas la faillite de la Grèce ou de certaines banques qui constituent le danger le plus redoutable dans la crise financière actuelle. C'est la réussite des banques à transformer des actifs artificiellement créés par les banques elles-mêmes en actifs réels, en propriété réelle. Par cette transformation des titres artificiels deviennent des créances plus assurées à la charge de l'économie réelle, d'abord de l'économie réelle de la zone euro, et avec les efforts d'y associer les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) de ces pays émergents, et finalement à la charge des contribuables de ces zones. Les titres sur des propriétés constituées à partir du travail productif réel devront se partager les avoirs réels avec des titres d'origine spéculative et se verront dévalorisées. Dans ce contexte, il est utile de cerner d'abord le conflit entre les Etats-Unis et la zone euro : les Etats-Unis demandent la relance de l'économie européenne par les dépenses publiques, donc par la hausse du déficit public. Les Européens refusent en invoquant la charge du service de la dette qui augmenterait. D'après les Etats-Unis, on combat la dette par la croissance, et ils ont raison sur le plan macroéconomique, comme cela avait déjà été démontré récemment par l'Argentine et son succès de surmonter la crise de la dette sans les institutions de Bretton Woods. D'après les leaders européens, on croit pouvoir la combattre par l'austérité, une vue essentiellement microéconomique et démontrée comme fausse depuis Keynes. -La tendance expansionniste de la masse monétaire adoptée par nombre de pays de la zone euro est-elle l'une des causes principales de leur surendettement ? Avant de vous répondre, je dois d'abord rappeler que pour maintenir la croissance, plusieurs pays ont permis et même promu l'expansion des masses monétaires : d'une part par le biais de la dette publique, d'autre part par des taux d'intérêt faibles, ayant permis au système bancaire de faire tourner le multiplicateur monétaire où chaque crédit créait dans le système bancaire un nouveau actif. Les banques devaient utiliser le plus rapidement possible cet actif et trouver un nouveau débiteur. On a appelé cette évolution comme financiarisation. Elle a permis aux banques de créer une masse énorme de titres financiers dont les banques et leurs adeptes ont pensé probablement eux-mêmes que cela représentait des valeurs. Mais la monnaie fiduciaire - scripturale est une créance - peut devenir une valeur, mais qui n'a pas de valeur elle-même. Le financement des guerres par la planche à billets était un exemple. La création de monnaie opère de la même façon : si les buts visés sont atteints, peut-être les créances sont honorées, autrement pas. Les titres déjà «détruits» en Bourse et ceux qui y doivent encore être détruits ont autant de valeurs que les billets de banque issues par une puissance militairement défaite à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont des chips dans un jeu du hasard qui valaient aussi longtemps que les participants ont cru, que c'étaient des valeurs. L'écroulement de certaines banques à la base de la crise des «subprimes» américains a mis en relief l'absence de valeur de ces titres. L'autre instrument pour créer l'illusion monétaire était la dette publique. Si l'expansion des revenus de masse était insuffisante, on pouvait miser sur la création de la demande afin de maintenir l'économie réelle ou bien sur l'expansion du surplus extérieur ou sur le déficit public. Celles des économies européennes qui étaient plus compétitives optaient certainement pour l'augmentation des exportations. -Comment expliquer le fait que les pays du sud de l'Europe, comme la Grèce l'Espagne, l'Italie ou le Portugal, soient les plus touchés ? Les économies les plus faibles du sud européen n'avaient pas cette option, surtout quand l'introduction de l'euro rendait la dévaluation de la monnaie impossible. Ces économies n'avaient pas d'autre option pour maintenir la demande que l'expansion de déficit public. Ceci arrangeait les banques en quête de débiteurs fiables. Jusqu'à maintenant, elles pouvaient être sûres que les pouvoirs publics paieraient. Et à partir de maintenant, elles savent que des pertes inévitables seraient au moins compensées mieux dans le cas de faillite de débiteurs publics qu'en cas de faillite de débiteurs privés. Dans la situation actuelle, l'Allemagne devrait comprendre que sa tâche la plus urgente serait le lancement de sa propre consommation intérieure. Il est vrai que s'y opposent des craintes importantes : ce pays fondamentalement incertain de lui-même a viré en 1945 d'un impérialisme particulièrement démodé de «peuple sans espace» à une hantise néo-impérialiste de «peuple sans excédant d‘exportation». Je ne crois pas que le changement nécessaire en Allemagne puisse avoir lieu dans les délais requis -Nombreux sont ceux qui imputent à la crise les effets pervers de la spéculation outrancière des marchés financiers privés, c'est-à-dire à la finance folle. Etes-vous de cet avis ? Il est clair que les dérégulations des marchés financiers ont contribué à la création de titres financiers à valeur fictive. Mais ce sont les gouvernements, notamment sociaux-démocrates qui ont poussé dans cette direction pour rendre leurs bourses compétitives avec les places sous influence anglo-saxonne (Londres, New York, Singapour). Les banquiers doivent faire autant de fric que les régulations leur permettent, et ceci parce dans un système réglé par la concurrence une «prudence» exagérée est punie par la perte en profitabilité par rapport à un compétiteur moins prudent. J'ajoute que la politique a poussé en Allemagne les banques publiques à participer dans de telles opérations «folles» en les invitant à devenir aussi profitables que les banques privées avec leurs réseaux beaucoup plus fiables dans ces opérations. -Pour compenser les pertes, les dirigeants des vingt-sept ont endossé un plan de recapitalisation. Les garanties publiques prévues dans ce plan sont-elles assez suffisantes pour permettre aux banques de s'assurer des financements vu que cette option avait très peu servi au plus fort de la crise financière de 2008 ? Ce sont des mesures pour limiter les leviers du multiplicateur monétaire du système bancaire. Les introduire rapidement est difficile, elles renchérissent le crédit en le limitant. Dans la situation actuelle, ou un rétrécissement du crédit pourrait juguler l'économie réelle, elles sont aussi mal placées que l'austérité imposée à la Grèce. Elle comporte des coûts en fonction du degré d'exposition à des pertes. La banque française est actuellement plus exposée que la banque allemande. Ce qui importe, c'est la destruction des masses monétaires fictives. On peut le réaliser par une taxe sur les avoirs financiers, mais si rien d'autre ne marchait aussi par une réforme monétaire du type que celle réalisée en Allemagne en 1948, pour pouvoir repartir sur des bases saines. Dans ce cas, ont pourrait mieux protéger les avoirs monétaires des petits épargnants. -D'autres mesures, envisagées, mais non annoncées à l'issue du sommet de mercredi dernier, appellent les banques à réduire certaines activités, là où elles étaient des leaders internationaux. Cette solution va-t-elle être appliquée sachant que ce leadership tient justement aux performances de ces activités ? Effectivement, la mesure est envisagée, mais son application se heurterait au monde de la Finance, notamment aux Britanniques qui gèrent leur cité comme un puits de pétrole. Désindustrialisés, ils seraient incapables de faire face à la perte de revenu qui résulterait de cette mesure. -Le plan de rigueur ou la discipline budgétaire également préconisée par plus d'un parmi les économistes et politiques et européens, permettront-ils à la zone euro de se dépêtrer de ce goulot d'étranglement surtout que la croissance en est étroitement liée ? Ce qu'il faut, c'est élargir la demande des masses, et en même temps de se libérer de la fausse contrainte d'honorer des dettes créées par les spéculateurs avec leur assèchement des revenus publics. Les Etats sont endettés parce que - au nom de la compétitivité - les banquiers et leurs adeptes néolibéraux leur ont bloqué l'accès aux ressources qu'il leur fallait pour maintenir une certaine stabilité de l'économie réelle. -Malgré l'effacement de 50% de sa dette grecque, décidé lors du sommet du 26 octobre, plusieurs experts financiers préviennent toujours des prolongements des retombées de la crise de la Grèce sur d'autres pays. Qu'en pensez-vous ? Je suis d'accord, dans le sens, que la dette grecque n'est pas le problème fondamental, mais la crainte des banques, que l'heure de vérité approche, elle montrerait que beaucoup de titres financiers qu'elles avaient abusivement appelés des produits financiers ne valaient guère le papier sur lequel ils pouvaient être imprimés. Quand on réalise que cette vérité émerge, tous les détenteurs de tels papiers, surtout les banques, vont essayer de les échanger contre des titres plus substantiels et cela sera alors la panique. -Cette crise, pourrait-elle impacter les filiales internationales des grandes banques européennes, en Algérie par exemple ? On sauvera les banques, peut-être en leur permettant de réduire aussi leurs obligations. Politiquement, cela correspondrait à la nécessité de dévaloriser les titres financiers fictifs. On ne pourra pas faire une distinction entre les différentes grosses fortunes d'après leur origine, mais on protégera les fortunes modestes et peut-être moyennes, comme cela est déjà prévu par les réglementations en cas de faillites de banques. Les avoirs des pays rentiers de l'OPEP ne me paraissent pas appartenir à la catégorie des fortunes modestes.