-Après s'être tournée durant plusieurs décennies vers l'Occident, la Turquie semble aujourd'hui axer son regard sur le Monde arabe et musulman. Qu'est-ce qui explique ce retour sur un terrain plus proche culturellement ? La Turquie applique, depuis les dix dernières années, une politique de zéro problème avec ses voisins. La base de la politique étrangère de la Turquie maintenant, c'est de créer des espaces de paix, de stabilité et de coopération dans sa région. Dans un passé lointain, nous avons partagé avec le Monde arabe le même destin et la même histoire. Nous sentons que nous avons des obligations envers ce monde avec lequel nous avons des liens historiques, culturels et religieux. Il est vrai que nous avons énormément développé, ces dernières années, nos relations avec nos voisins arabes, car il s'agit pour nous d'avoir pour objectif d'instaurer la paix et participer à résoudre les problèmes dans cette région. C'est pour cela d'ailleurs que nous avons soutenu les demandes des pays du Printemps arabe, et nous avons voulu que les changements qui s'opèrent dans ces pays soient faits avec des moyens pacifiques et dans la direction des demandes légitimes des peuples. -Depuis le bombardement de Ghaza par l'armée israélienne, il y a eu un tournant dans les relations turco-israéliennes. Qu'est-ce qui explique ce sursaut pro-palestinien de la Turquie ? La Turquie a toujours soutenu la cause palestinienne. Le peuple turc est très sensible à cette cause, d'abord en raison des liens historique, social et culturel qui existent entre la Turquie et le Moyen-Orient, lieu de naissance des trois religions monothéistes. La question palestinienne, qui dure depuis longtemps, est certes complexe, mais la solution est toujours possible et passe par la création de deux Etats indépendants, la Palestine et Israël, vivant en paix côte à côte. Il se trouve que la politique appliquée actuellement par Israël ne profite pas au processus de paix, le blocus d'Israël contre Ghaza est inhumain, illégal et contraire au droit international. Il existe des centaines de résolutions, soit du Conseil de sécurité de l'ONU ou de l'Assemblée générale qui n'ont pas été respectées par Israël. La politique de colonisation en Cisjordanie est illégale et entrave la solution de création de deux Etats. Il est impératif que la communauté internationale mette un terme aux actes illégaux de l'Etat d'Israël. Fin 2008 et début 2009, nous avons été témoins de l'attaque inhumaine et barbare d'Israël contre Ghaza, bombardant des hôpitaux, des ambulances et des écoles. C'était une attaque inacceptable et barbare, c'est du terrorisme d'Etat ce qu'Israël pratique. Et c'est d'ailleurs la source de l'instabilité dans la région. L'attaque contre la flottille de la paix a été l'expression même de cette politique de terrorisme d'Etat, mais malheureusement la communauté internationale n'a pas réagi de manière responsable devant cette attaque. Nous continuons à demander à Israël de présenter des excuses officielles, d'indemniser les familles des victimes et de mettre fin au blocus israélien contre Ghaza. Si Israël ne remplit pas ces conditions, les relations entre les deux pays ne seront jamais normalisées. -Si Israël s'entête à ne pas répondre à ces conditions, quel sera l'avenir de vos relations ? Nous avons abaissé le niveau des relations au rang du deuxième secrétaire, c'est le niveau le plus bas dans les relations entre les pays. -Cela peut-il aller jusqu'à la rupture ? De toute façon, il faut toujours garder la porte du dialogue ouverte pour résoudre les problèmes. Nous attendons qu'Israël remplisse ces conditions et agisse conformément au droit international. Je dois dire que nous avons un problème avec le gouvernement d'Israël et pas avec le peuple israélien. -Est-ce que le retrait de l'armée de la sphère politique en Turquie a quelque peu favorisé, ou du moins libéré, l'initiative turque sur le plan international ? Ces dernières années, la Turquie a entrepris beaucoup de réformes en faveur de la démocratie et du respect des droits de l'homme. Nous avançons vers une démocratie répondant aux standards universels. Une des règles de la démocratie est de garantir la suprématie du droit et la séparation des pouvoirs. Nous avons réalisé beaucoup de réformes en Turquie dans cette direction, et suivant cela l'armée va prendre sa place comme ça doit être dans une vraie démocratie. Une nouvelle Constitution est en préparation avec l'association de toutes les composantes de la société et la collaboration de tous les partis politiques représentés au Parlement et même ceux qui ne le sont pas. Sans oublier le concours aussi des ONG représentant les différentes couches de la société. Il s'agira de présenter une Constitution civile et démocratique. Je rappellerais que la Constitution actuelle de la Turquie a été élaborée en 1982 par des militaires après le coup d'état de 1980 qui a constitué une atteinte au processus démocratique. Mais je peux dire qu'aujourd'hui la Turquie va dans la direction de la démocratie et je crois que c'est une marche assez saine. -On disait l'armée garante de la laïcité. Il se trouve qu'Erdogan, qu'on dit représenter un parti islamiste, a lui-même défendu dans ses derniers discours cette même laïcité. Y a-t-il un modèle turc à suivre en matière de laïcité ? La Turquie est un pays laïque et démocratique basé sur le droit. Des principes qui existent dans l'actuelle Constitution et qui ne risquent pas de changer dans la nouvelle Constitution. Et la laïcité il faut bien la comprendre. Pour nous, il ne s'agit aucunement de principes contre la religion, les valeurs religieuses ou culturelles de la population. L'Etat laïque en Turquie veut simplement dire que c'est un principe au niveau de l'organisation de l'Etat, la chose publique est séparée de la religion. Même si la population turque est à 99% musulmane, le respect des pratiques religieuses est garanti. Donc, je peux vous dire que dans le monde arabo-musulman, la Turquie peut être un exemple de coexistence de l'Islam et de la démocratie. -Un peu comme la démocratie chrétienne en Allemagne ? Oui on peut dire ça. Je voudrais apporter une précision et dire à l'opinion algérienne que le gouvernement de M. Erdogan n'est pas islamiste, et le parti AKP non plus. Lorsque notre Premier ministre a fondé son parti, il y a dix ans, il a dit à plusieurs reprises que son gouvernement ne fera pas de politique basée sur la religion, l'ethnicité ou le régionalisme. Si on veut donner un nom à ce gouvernement et parti politique, il sera plus juste de dire «démocrate conservateur», je voudrais que ceci soit clair. L'un des aspects importants de la laïcité est que l'Etat doit être à égale distance de toutes les confessions. Chez nous, comme dans d'autres pays, en plus de la population qui est à majorité musulmane, nous avons aussi des chrétiens, des juifs et d'autres confessions, et l'Etat garde la même distance envers toutes les croyances. -«Je suis à la tête d'un puissant pays. L'avenir se jouera entre nous musulmans et personne d'autre». C'est une phrase lancée par M. Erdogan lors de sa visite très remarquée en Libye. Que veut-il dire par ce message ? Cela ne renvoie-t-il pas à cette idée de retour de l'empire ottoman ? Nous n'avons pas ce genre de préoccupations. L'empire ottoman, c'est du passé, on ne peut pas faire revivre le passé. Nous avons fait ces dernières années beaucoup de progrès dans le domaine politique et économique. Nous sommes la seizième puissance économique mondiale, et la sixième en Europe. Nous avons réalisé de bonnes avancées économiques comme je vous l'ai dit. Le revenu per capita a dépassé les 10 000 dollars en 2010, le volume du commerce représente 300 milliards de dollars et nous sommes un marché très important pour l'Europe et d'autres pays. Nous avons des exportations importantes vers l'Europe et d'autres pays aussi. Nous sommes membres du G20 et notre objectif est d'être, en 2023, lors de la célébration du 100e anniversaire de la République de Turquie, parmi les 10 premières économies du monde. C'est dans ce contexte que nous faisons des efforts économiquement et nous nous efforçons d'établir de bonnes relations avec nos voisins et tous les autres pays. -Des analystes disent qu'en vous rapprochant de l'Occident, tout en prenant vos distances avec Israël, la Turquie suggère une voie qui peut servir les Occidentaux. Qu'est-ce que cela vous inspire-t-il ? Il faut savoir que nous avons aussi une orientation ou une vocation européenne. L'adhésion à l'UE demeure un but stratégique pour la Turquie. Malheureusement nous constatons de la part de certains pays, comme la France, l'Allemagne et l'Autriche, une approche défavorable concernant notre adhésion. La Turquie est pourtant déjà membre de plusieurs organisations européennes, elle est membre du Conseil de l'Europe, dont nous sommes membre fondateur depuis 1949, nous sommes aussi membre de l'OTAN depuis 1952. Ainsi que de l'organisation de la sécurité et de la coopération de l'Europe, et ce, depuis sa fondation. Nous croyons que l'intégration européenne ne sera pas complète sans l'adhésion de la Turquie à l'UE. Nous avons une longue histoire avec l'UE qui commence avec la signature en 1963 d'un accord d'association et les relations remontent à une date antérieure. En 1995, nous avons signé l'union douanière avec l'UE, une chose unique, jamais un pays sans être membre de l'UE, n'a eu une union douanière avec l'UE. Nous avons commencé les pourparlers pour l'adhésion et ça continue. Au traitement juste que nous voulons, nous constatons un manque de sincérité de la part de l'UE. La question chypriote est un des exemples du manque de sincérité de l'Europe. Toutefois, nous ne renonçons jamais notre objectif de devenir membre de cette union qui doit agir pour la résolution de du conflit israélo-palestinien, et ce, en travaillant dans le sens de la création d'un Etat palestinien indépendant et en soutenant aussi la demande de l'Autorité palestinienne pour l'admission de l'Etat palestinien à l'ONU. -La Turquie veut-elle toujours d'une adhésion à une Europe en crise. Ou bien croit-elle que cette crise peut lui être favorable pour une adhésion salutaire à l'Europe ? La Turquie est une puissance économique importante et peut devenir un marché pour les pays européens et vice versa. A l'heure actuelle déjà, plus de 52% de nos exportations vont vers l'Europe. Nous avons des relations économiques et commerciales très importantes avec l'Union et je crois que le bénéfice de l'adhésion de la Turquie marchera dans les deux sens. Mais, vu la situation actuelle et la tournure que prennent les pourparlers avec l'Europe, nous sommes quelque peu fatigués de ce processus et le peuple turc est fatigué. Peut-être que dans quelques années le peuple turc ne voudra plus adhérer. -Qu'est-ce qui bloque l'ouverture d'une zone de libre-échange avec l'Algérie ? Je crois que nos amis algériens ont rencontré des situations un peu défavorables concernant le fonctionnement du traité d'association avec l'UE, ce pourquoi le gouvernemental algérien hésite à entamer les pourparlers avec la Turquie pour signer un accord. Nos interlocuteurs algériens disent que ces pourparlers seront ouverts après l'adhésion à l'OMC. C'est une décision souveraine du gouvernement algérien, on va attendre cette adhésion et on discutera après. Cette absence d'accord de libre-échange crée une situation défavorable pour les produits turcs. La signature de l'accord d'association entre l'Algérie et l'UE fait que les produits européens bénéficient de nombreux avantages, notamment des taxes faibles (3 et 5%), tandis que les produits turcs sont fortement taxés (30% environ) . -Qu'en est-il de l'investissement turc en Algérie ? Les compagnies turques rencontrent-elles des difficultés pour accéder au marché ? Les compagnies turques voudraient avoir des conditions plus favorables. Elles s'adaptent et le total de nos investissements avoisine les 750 millions de dollars, avec un récent investissement d'aciérie et fer à Oran de 500 millions de dollars. La principale difficulté rencontrée est la bureaucratie. -La Turquie a promis de livrer de nouvelles archives à l'Algérie. Quelle partie de notre histoire commune concernent-elles et quand se fera ce transfert ? Il y a une coopération efficace entre les organisations des archives nationales des deux pays. Nous avons signé en 2004 un agrément de collaboration dans ce domaine et depuis cette date nous mettons des documents à la disposition de la partie algérienne concernant la période ottomane en Algérie. Il faut souligner que ces documents sont écrits en ottoman, langue turque du temps de l'empire ottoman, et du côté algérien il y a un manque d'experts qui connaissent cette langue. Pour pallier ce manque, nous avons initié un programme auquel participent dix experts algériens qui apprennent le turc depuis une année pour entamer plus tard l'apprentissage de l'ottoman et pouvoir lire les documents en question. Je voudrais dire aussi que nous préparons deux volumes de documents concernant l'Algérie existant dans les archives ottomanes. C'est-à-dire que nous avons déclassifié tous les documents relatifs à l'Algérie en Turquie et nous allons publier prochainement ces deux tomes.