«Le peuple tunisien est pragmatique. Si Ennahda ne tient pas ses engagements, il lui dira ‘‘Dégage''» Représentant le Pôle démocratique et moderniste (rassemblant féministes, progressistes et militants de la société civile autour des ex-communistes d'Ettajdid), Selma Beccar, réalisatrice et productrice de cinéma et de télévision a été élue à Ben Arous (banlieue populaire au sud de Tunis). Tunis. De notre envoyée spéciale - Avec les résultats du 23 octobre, les craintes exprimées par les femmes que leurs droits et acquis soient menacés se justifient-elles ? A entendre leurs derniers discours, les responsables d'Ennahda vont être les démocrates des démocrates, mais il y aurait de bonnes raisons d'avoir des craintes quand on voit les réactions dans la rue, dans des institutions telles que les universités, et l'interprétation que font, ne serait-ce que les jeunes de la victoire d'Ennahda. Cinquante ans après l'indépendance et la promulgation du code de Statut personnel, nous pouvons plus que jamais parler d'acquis de la société, et non pas uniquement de la femme, car la femme est un élément de cette société. Dans les marches et rassemblements contre le conservatisme, beaucoup d'hommes sont présents pour exprimer le même projet de société. La peur est un sentiment négatif, il faut plutôt que nous restions vigilants, unis et essayer de former une grande famille soudée entre les partis progressistes et modernistes, même les tout petits qui se sont créés après le 14 janvier, même les listes indépendantes qui se sont présentées et qui malheureusement pour la plupart d'entre elles n'ont pas réussi à être à l'intérieur de la Constituante. Il y a ceux qui vont exercer le pouvoir, ce qui a eu pour effet de détourner l'objectif premier des élections du 23 octobre qui étaient avant tout et essentiellement destinées la réflexion et à l'écriture d'une Constitution. Dès que les résultats ont été connus, les postes de responsabilité ont été distribués au lieu d'opter pour un gouvernement de technocrates ; à mon avis, on aurait pu garder l'actuel gouvernement puisqu'il ne s'agit que d'une année d'exercice gouvernemental. La campagne elle-même a été détournée de ses objectifs essentiels. - De quelle manière ? Tous les partis se sont mis à présenter des programmes, comme s'il s'agissait d'un programme de gouvernement et non pas d'un projet de société qui allait être étudié pour être porté au niveau d'un texte de loi. Au lendemain même des premiers résultats, Ennahda a distribué les portefeuilles de gouvernement. - Et que dites-vous au Pôle démocratique ? Nous, nous leur disons : grand bien vous fasse, faites votre gouvernement et nous nous serons dans l'opposition pour tirer la sonnette d'alarme s'il le faut pour proposer un autre projet de société. Lorsque nous constaterons que les principes les plus fondamentaux et les acquis les plus importants de notre société vont être touchés, nous alerterons la société civile, et ce sera à cette partie de la société de dire non et de se mobiliser comme c'est le cas actuellement. - Il n'est donc pas question que le Pôle démocratique et moderniste participe à un gouvernement transitoire d'union nationale... Non. C'est une décision claire et nette. Je n'ai pas à parler au nom d'autres courants politiques, mais je sais que l'opposition va être cohérente et elle va représenter une bonne partie et de la société civile et de partis importants. L'importance de ces partis ne relève pas du nombre de sièges décrochés, mais résulte de leur ancrage dans la mémoire des Tunisiens comme le PDP, Ettajdid, Afaq Tounès, le Qobt. Ce qui pourrait nous sauver, nous les progressistes, c'est que nous mettions de côté les egos et nous réunir pour représenter une force. Un imam de ma ville a félicité tous ceux qui ont voté pour Ennahda et a ajouté que ceux qui ont voté pour le PDM iront en enfer. Une partie de ceux qui ont voté pour Ennahda l'ont fait par peur. Les adeptes d'Ennahda sont en train de préconiser une séparation dans les transports publics. - Comment la vigilance que vous avez évoquée pourrait-elle concrètement se matérialiser ? Etre vigilant, cela veut dire ne rien laisser passer, parce qu'il y a mille et une manières de battre en brèche le modernisme et le progressisme pour installer une forme plus radicale qui concerne même le quotidien des gens, et si on laisse passer des bouts de texte par-ci par-là, on se réveille un jour et on se retrouve en Iran. C'est ce genre de vigilance qu'il faut avoir. Soit réagir au coup par coup, sans attendre que les choses s'installent pour réagir. - Ennahda adopte pourtant un discours conciliant… C'est un discours de campagne. Après le 13 novembre, quand la Constituante va commencer à se réunir, il y aura très certainement un bas les masques qui va être révélateur. Ennahda doit être responsabilisé et pas uniquement par rapport à ses propos et ses prises de position politiques, mais aussi par rapport aux actes de ses adeptes et de ses adhérents, parce que les dirigeants d'Ennahda ne peuvent pas continuer à se défausser et à dire «ce n'est pas nous». Ils sont responsables de leurs jeunes sympathisants, il faut qu'ils leur apprennent que l'Islam ce n'est pas la violence. Ils sont responsables des gens qui ont voté pour eux. C'est cela exercer le pouvoir. Il faut que la violence s'arrête. - La violence, vous la ressentez. Elle est là ? Elle s'exerce tous les jours dans la rue. Avant-hier (lundi 31 octobre), on a failli lyncher un artiste sculpteur sur l'avenue Habib Bourguiba parce qu'il a représenté la Tunisie sous la forme d'une femme que les extrémistes ont trouvé impudique. Il a été obligé de retirer sa statue. Une enseignante d'université, mère de famille, s'est fait mettre dehors par ses propres étudiants parce qu'ils ont décidé qu'elle n'était pas assez décemment habillée. Il y a une semaine, une étudiante a été malmenée parce qu'elle n'était pas voilée. Il y a un mois et demi, on a cassé la salle de cinéma l'Africa, un des jeunes qui faisait campagne avec moi a été battu par trois barbus, parce qu'il distribuait des tracts pour une liste ayant à sa tête une femme… Ennahda ne peut plus se contenter de discours, il faudrait que ses dirigeants passent à l'acte pour mettre le holà à la multitude des formes de violence et instaurer enfin un dialogue réel, même si nous ne sommes pas d'accord. C'est pour cela que nous avons toujours insisté sur la séparation du pouvoir et de la religion ; puisqu'aujourd'hui il y a cette confusion, qu'ils en assument la responsabilité. - Vous souhaitez que l'article 1 de la Constitution soit maintenu ? Il faut au moins qu'il reste tel qu'il est. On aurait souhaité rajouter le mot laïcité, mais comme ils ont donné à ce concept de manière assez pernicieuse un autre sens qui est celui de l'athéisme, au moins que nous puissions exprimer dans la Constitution le principe de séparation du religieux et du politique. Puisque pour Ennahda l'exemple modèle est la Turquie, faisons alors comme la Turquie. - Le projet d'Ennahda ne vous semble-t-il pas exclusif ? La religion, c'est l'expression de la foi, c'est aussi une manière de se comporter, de s'habiller, d'occuper un espace. Aujourd'hui, il y a des dogmes qui viennent imposer une façon d'être. C'est là où la liberté individuelle est remise en cause et que cela devient très grave. Le projet d'Ennahda est à long terme. C'est pourquoi dans le partage des portefeuilles ministériels, Ennahda insiste pour avoir l'Education, ce serait la pire des catastrophes. Ennahda veut rééduquer différemment et à la base toute une génération future de citoyens tunisiens. Ce qui veut dire que toute forme progressiste de réflexion, d'image, de littérature sera balayée. - Comment comprenez-vous qu'Ennahda veuille revenir sur l'adoption ? La véritable raison à mon sens en est le capital qui ne doit pas faire l'objet d'un libre choix, transmis à un enfant adopté, par exemple. L'Islam, à mon avis, permet toute forme d'interprétation libre et intelligente qui va s'adapter au temps. - Etes-vous pour la constitutionnalisation des droits des femmes ? Ce serait l'idéal, il faudrait trouver une formule juridique pour que ces acquis soient intouchables. - Qu'est-ce qui n'est pas négociable ? Une remise en question des principes fondamentaux du code de Statut personnel et un Etat islamique. - C'est le régime parlementaire qui sera retenu… Ce n'est pas évident. C'est très discutable. Ettakatol, qui est dans l'alliance gouvernementale, est pour le régime présidentiel. Ennahda est pour le régime parlementaire, et pour cause. Nous défendons le principe de l'alternance, alors que notre allié le PDP est pour le régime présidentiel. Nous sommes dans l'opposition, mais cela ne veut pas dire une coupure de dialogue avec Ennahda. Si Ennahda propose des articles ou des principes qui vont être inscrits dans la Constitution et qui correspondent à nos principes, on votera avec Ennahda. Au-delà de nos divergences, il y a l'intérêt de la nation qui va primer et de l'avenir à construire.