D'Ibn Batouta à Van Humboldt, une rencontre sur les explorateurs, entre fables et itinéraires. Le sixième congrès Alexander Von Humboldt & Ibn Batouta, qui vient de se dérouler du 21 au 26 novembre à Kenitra et Rabat, avec l'aide de l'université Humboldt State de Californie, renseigne sur l'ouverture des universités marocaines. Dédié à la littérature de voyage, cette rencontre ne cesse, depuis sa fondation, d'arpenter les chemins du monde pour rapprocher les peuples, ouvrir des espaces de dialogues et de connaissances de l'autre. Depuis sa première édition, en 2001 à Arcata (Californie), il est devenu itinérant, faisant escale sur tous les continents : d'abord par deux fois au Mexique pour les éditions 2002 et 2005 ; allant après d'Amérique jusqu'en Chine (2006) avant d'atterrir en Allemagne (2009). En 2011, le congrès a choisi d'enjamber l'Europe pour visiter l'Afrique, terre d'accueil par excellence et pays de grands voyageurs comme Ibn Batouta.Cet explorateur infatigable a sillonné le monde pendant plus de 29 ans, atteignant des contrées inimaginables pour son époque comme les îles Fidji. De son vrai nom, Abu Abd Allah Muhammed ben Abd Allah ben Muhammed ben Ibrahim al Lawati at Tanji, il est né le 24 février 1304, probablement à Tanger. Selon le professeur Abdelhadi Tazi, il a parcouru, durant ses longues pérégrinations, plus de 120 000 kilomètres, rassemblant par la même occasion une somme d'informations et d'observations colossales sur différents peuples. Aucun domaine n'échappait à son regard perçant et à sa curiosité insatiable. Selon les spécialistes de ce personnage, se fondant sur des documents historiques, il n'est l'auteur que d'une seule œuvre intitulée Présent à ceux qui aiment à réfléchir sur les curiosités des villes et les merveilles des voyages. Une relation de voyage terminée en 1356, mais dont le rédacteur est Ibn Juzayy al Kalbi ! Ibn Batouta aurait perdu le manuscrit original au cours de l'un de ses voyages et a dû dicter ses souvenirs et impressions à Fès. Cette manière d'écrire ses souvenirs de voyage après-coup n'est pas nouvelle. L'époque moderne regorge d'exemples de voyageurs prestigieux ayant eu recours à cette manière de faire et, dans la foulée, on peut citer Chateaubriand qui mit plus de dix-huit ans avant de se décider à rédiger son fameux voyage entre Paris et Jérusalem. La date du décès d'Ibn Batouta reste sujette à maintes discussions, mais la plupart des historiens retient 1368 ou 1369. Lors de la cérémonie d'ouverture, un congressiste a envisagé la rencontre d'Ibn Batouta et d'Alexander Von Humboldt et la discussion qu'ils auraient pu avoir. Les puristes tiennent ici un sujet de roman par excellence car, si le voyageur allemand Von Humboldt a, lui aussi, sillonné le monde, c'est à partir de 1790, quand il découvre la France avec Georg Forster. Ce dernier va lui inoculer le goût du voyage lié à sa formation initiale de naturaliste, géographe, géologue et historien. Von Humboldt est une sorte de réincarnation moderne du philosophe grec omniscient qui va se rendre jusqu'en Amérique du Sud. Né le 14 septembre 1769, c'est grâce à un héritage laissé par sa mère qu'il a pu réaliser ses rêves de voyage et fonder les bases des explorations scientifiques modernes en devenant président de la société de géographie de Paris. Les œuvres des deux grands explorateurs semblent se compléter dans le sens où l'un a connu l'Orient et, l'autre l'Occident. Les différents intervenants n'ont pas cessé de faire référence à nos deux voyageurs, comme si Ibn Batouta avait passé le relais à Von Humboldt pour essayer de continuer l'ouvrage entamé quelques siècles auparavant. Le congrès, qui s'est déroulé sur quatre jours, a drainé pas moins de 180 chercheurs et spécialistes venus de plus de trente pays et représentants tous les continents. Les travaux se sont déroulés en sessions et en ateliers, et il était particulièrement difficile de faire des choix tellement les thèmes proposés étaient tous intéressants et les interventions de grande qualité. Mohamed Bernoussi, de l'université de Meknès, a taquiné les papilles de l'assistance par un voyage culinaire dans le temps. Ainsi, le voyageur européen du Moyen-âge, en venant en Orient, essaye de retrouver dans la nourriture locale les effluves des mets décrits par la Bible. Mais, comme toujours, la réalité invalide les écrits et les a priori. Si on chemine dans le temps pour aboutir à l'époque moderne, le professeur Bernoussi remarque que les voyageurs du XIXe siècle sont plus intolérants que les anciens. A la lecture de certains récits produits par des voyageurs venus en Algérie, on est vraiment écœuré par leurs écrits sur l'art culinaire maghrébin. Ainsi, ne respectant pas les règles de la bienséance, les voyageurs français convoquent l'artillerie lourde idéologique coloniale pour vilipender l'uniformité des plats proposés comme le couscous. Même les ustensiles sont raillés car, selon eux, inadaptés, précaires et sans esthétique. Ils ne manquent pas de faire un détour par la voracité des autochtones. Alors que le même voyageur, après s'être empiffré, avoue en redemander encore et l'on finit par se demander qui est le plus gourmand ou vorace des deux. Aziza Lounis, de l'Université d'Alger, a proposé à l'assistance un voyage dans le temps pour découvrir un Alger resplendissant du XVIIe siècle grâce à un captif français, à savoir René Chastelet Desboy. Après son rachat, il consigne son séjour en terre algérienne dans un livre rare et introuvable intitulé : L'Odyssée de Du Chastelet. En écoutant les explications de l'universitaire algérienne, on peut dire que ce magistrat a eu «le syndrome de Stockholm» par anticipation, car sa vision sur l'Algérie était très nuancée. De son côté, Amraoui Abdelaziz évoque le périple d'Eugène Delacroix au Maroc et en Algérie. Ce voyage, commencé en 1833 à Tanger, avait des allures politiques et militaires pour sonder les forces du royaume qui était hors de la sphère ottomane. Cependant, Delacroix n'a pas négligé le côté artistique lors de son séjour pour aborder une dimension esthétique. Pour changer de continent, Carolina Depetris, de l'université de Mexico, nous transporte en Patagonie à la découverte des géants qui habitaient cette région très éloignée. Jusqu'au XVIIIe siècle, tous les voyageurs ont nourri cette fable de l'existence d'êtres immenses. Il se trouvait même des explorateurs qui se faisaient photographier assis pour faire apparaître, à côté d'eux, mais debout, les habitants de Patagonie comme des géants. Ainsi, le mythe, pour perdurer, doit avoir un lieu mystérieux qui la cache et la perpétue. Samira Zaghib, de l'Université de Constantine, a fait une étude historique sur la culture populaire algérienne et la survivance de certaines pratiques païennes à l'Islam. Ces pratiques existent jusqu'à maintenant sur tous le territoire national, de même qu'au Maroc et en Tunisie. Le voyage caractérise aussi les textes fondateurs des religions monothéistes. Ainsi, Rachid Benlabbah propose une lecture innovante sur l'émigration des prophètes en se basant sur le parcours des envoyés de Dieu et la question du retour à leur lieu de naissance. Enfin, le congrès a permis aux participants d'échanger en coulisses leurs expériences de voyage dans le monde. La présidente de cette sixième édition, Sanae Ghouati, a évoqué ainsi un récent séjour en Syrie où le guide affecté au groupe a passé son temps à surveiller ces visiteurs venus du Maghreb, tout en s'efforçant de les convertir à l'idéologie du Baath alors que ce pays recèle des trésors insoupçonnables du patrimoine universel. Ce récit aurait pu trouver sa place dans le déroulement des travaux du congrès. Il est à noter que la prochaine édition aura lieu en 2014 à Santiago du Chili. Les congressistes ont été unanimes à propos de la réussite de cette rencontre, tant du point de vue de l'organisation que de la teneur des échanges. Ils sont tous prêts à mettre le cap sur la Cordillère des Andes, histoire de transformer les fables en réalité.