Ne la secouez pas, Orangina est déjà au centre d'une bataille aux relents multiples, y compris historiques. L'avenir de la marque de Boufarik dépend désormais d'une justice algérienne, qui tarde à faire preuve de fermeté. A quoi servent les décisions de justice en Algérie ? A rien. L'évolution curieuse de l'affaire Orangina en est une nouvelle preuve. En mars 2004, la cour d'Alger tranche en appel dans l'affaire 2316/02 opposant Maâmar Djegaguène, directeur général de Boissons gazeuses algériennes Orangina (BGAO), propriétaire d'Orangina Algérie, basée à Blida, à la Compagnie française des produits Orangina (CFPO), installée à Aix-en-Provence, en France. Elle décide alors d'attribuer la propriété exclusive de la marque Orangina Algérie à Mâamar Djegaguène et demande à l'Institut national algérien de propriété industrielle (Inapi) d'effacer tous les enregistrements de la CFPO à partir de la date du 24 décembre 1969. L'argument de la cour est que la CFPO avait cessé d'exploiter la marque en Algérie même après l'avoir inscrite en août 1966. Aussi, la non-exploitation équivaut-elle perte des droits sur la marque ? «La CFPO s'est contentée depuis cette date de renouveler le dépôt auprès de l'Inapi. Ce renouvellement est insuffisant puisque la marque doit être exploitée dans l'année qui suit son enregistrement. La CFPO ne peut plus réclamer son droit de propriété de la marque», est-il clairement expliqué dans le jugement. La cour relève aussi que l'Etat a déclaré le fonds de commerce de la CFPO «biens vacants» en 1966 et repris des biens vendus à Maâmar Djegaguene par décision du wali de Blida en 1973, précisé dans l'acte administratif datant du 31 mai 1980. «Biens vacants» Le ministère des Finances a demandé à Maâmar Djegaguène d'acheter ce fonds de commerce et la marque Orangina pour éviter de les mettre aux enchères. Selon la décision de la sous-direction des affaires domaniales et foncières de Blida, Maâmar Djegaguène a récupéré l'enseigne, le nom commercial, la clientèle et l'achalandage. «Ce fonds de commerce cédé appartient à l'Etat en vertu de l'ordonnance du 6 mai 1966 n°66/102 portant dévolution à l'Etat de la propriété des biens mobiliers et immobiliers vacants (…) L'acquéreur aura la propriété et la jouissance du fonds de commerce à compter rétroactivement du 3 janvier 1974 datant du procès-verbal constatant la remise des clefs», est-il mentionné dans l'acte de vente. Ces mesures n'ont pas été contestées par la CFPO depuis cette date. La cour d'Alger, qui autorise Maâmar Djegaguène à s'opposer à toute exploitation de la marque Orangina sur le territoire algérien, rejette aussi l'argument de l'entreprise française selon lequel «le système économique» de l'époque ne permettait pas une exploitation commerciale de la marque. Après l'indépendance du pays en 1962, tous les biens laissés par les Français ont été déclarés vacants et repris par l'Etat. En 1960, la CFPO avait laissé la gestion de son usine aux établissements Marin. Ceux-ci ont abandonné l'usine dès le recouvrement de souveraineté du pays en 1962. Un des fils d'André Marin aurait participé à des actions de l'OAS. Maâmar Djegaguène a voulu reprendre l'usine avec l'idée de produire du Martinazzi. Les autorités de l'époque lui avaient expliqué qu'il fallait d'abord demander l'accord des établissements Montserrat qui détenaient la propriété sur la marque. Il décida alors de produire une boisson similaire sous un autre nom, Cincinazzi. Aidé par le juriste Ahmed Zartal, il devait engager des procédures administratives, à partir de 1967, pour obtenir l'enregistrement de la marque Orangina Algérie en son nom. «Contradictions» Maâmar Djegaguène a réussi à le faire et a déposé la marque Orangina le 26 décembre 1969 sous le numéro 18230 à l'Office national de la propriété industrielle (ONPI, devenu Inapi). Dans le document de l'ONPI, il est indiqué que l'entreprise Djegaguène produira «une orangeade à base de concentré naturel de jus et pulpe d'orange, pasteurisée et sans colorant», dénommée Orangina. Le 18 mars 2004, la cour de Blida va dans le sens de la juridiction d'Alger précisant que Orangina est une marque propriété de Maâmar Djegaguène pour l'Algérie et CFPO pour la France. Dans le même jugement, la cour de Blida ordonne aux établissements Mohamed Zaïm de cesser d'utiliser la marque Orangina dans ses produits. Le litige entre Djegaguène et Zaïm a duré plus de six ans. Le partenariat entre les deux entreprises, conclu en 1996, ne devait durer qu'une année. Les deux cours ordonnent de publier les jugements dans le bulletin officiel de l'Inapi. Or, cette publication, et au mépris de la loi, ne se fait pas. Pourquoi ? Le 15 mars 2004, l'ambassadeur de France à Alger saisit par lettre le ministre de l'Industrie, El Hachemi Djaâboub (désigné au gouvernement au nom du MSP) dans laquelle il exprime des inquiétudes sur la décision des juridictions de Blida et d'Alger y trouvant des «contradictions». Le ministre lui envoie une réponse, le 18 avril 2004, sous le numéro 94. Il rappelle «la situation juridique» de CFPO depuis son inscription en 1966 et celle de l'entreprise Mâamar Djegaguène. Curieuse lettre El Hachemi Djaâboub précise dans sa lettre que seule une décision de justice peut trancher dans la propriété de la marque Orangina et reconnaît que le principe de perte du droit de propriété dans le cas de non-exploitation durant l'année qui suit le dépôt de la marque existe dans la loi algérienne et dans les traités internationaux. Il indique que ce principe ne peut être confirmé que par une décision de justice. El Hachemi Djâaboub rappelle sa rencontre avec l'ambassadeur de France lors d'une cérémonie d'inauguration d'une usine de «production» de la boisson Orangina du groupe Sidi Kebir, des frères Zâaf de Blida, en partenariat avec CFPO (un accord entre les parties a été signé en avril 2002). Cet accord a été «consolidé» par l'Inapi sans que le propriétaire exclusif d'Orangina Algérie ne soit consulté ou informé. Légal ? «Et nous avons constaté que cette entreprise a des droits sur la marque en Algérie. Nous vous disons que les services du ministère sont prêts à communiquer toutes les données nécessaires à la justice en cas de besoin», écrit encore El Hachemi Djaâboub. Curieusement, le ministre prend le soin de rassurer le diplomate français que les deux décisions des cours d'Alger et de Blida n'ont pas encore été communiquées à l'Inapi et que tant que cela n'est pas fait, elles ne seront pas mises en application. Et elles ne seront pas mises en application. Les conseillers juridiques de Mâamar Djegaguène ont tenté vainement d'avoir des explications auprès de l'Inapi (le ministère de l'Industrie est la tutelle de cet institut). Dans la même lettre, El Hachemi Djaâboub écrit à l'ambassadeur : «Concernant la revendication de la CFPO de récupérer ses droits par les voies juridiques, nous partageons votre point de vue, mieux, nous le soutenons…» Une copie de la lettre ministérielle est envoyée à la CFPO, mais pas à l'entreprise de Mâamar Djegaguène ! Pendant deux ans, entre 2004 et 2006, l'application des deux décisions de justice est suspendue ! La Cour suprême est saisie. La chambre commerciale et maritime de cette cour présidée par Fatima Mestiri annule, presque sans surprise, la décision, pourtant largement argumentée de la cour d'Alger en mars 2004. Indirectement, la Cour suprême donne raison à l'entreprise française qui a introduit un pourvoi en cassation. Le jugement est expliqué en trois pages ! Avant d'arriver au procès, CFPO, dirigée par Jean-Claude Béton, s'était approchée de Mâamar Djegaguène pour conclure un partenariat après avoir tenté à plusieurs reprises de racheter Orangina Algérie en proposant la somme de 3 milliards de centimes (un montant énorme à l'époque). A deux reprises, Mâamar Djegaguène se déplace à Marseille. Après discussion, un protocole d'accord est signé en 1977 où une reconnaissance mutuelle est clairement exprimée. Isolé «CFPO reconnaît l'existence d'Orangina en tant que marque en Algérie appartenant aux établissements Djegaguène et la respectera en tant que telle. De son côté, BGAO s'engage à respecter et à soutenir, quelles que soient les circonstances, les droits que possède la CFPO dans les autres pays dans la mesure où ils ne s'opposent pas aux siens propres en vertu de titres antérieurs», est-il indiqué dans le document. Les deux entreprises ont même convenu de collaborer ensemble pour conquérir d'autres marchés «sur une base d'égalité». La CFPO s'est engagée à faire bénéficier l'entreprise de Mâamar Djegaguène de sa technologie. Applicable sur 5 ans, l'accord est renouvelé par tacite reconduction. Il est abandonné des années après par l'entreprise française. En fait, à partir de 1983, CFPO, devenue Orangina-Pampryl, après sa reprise par le groupe Pernod Ricard, a pris une dimension internationale avec son installation aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Malaisie, à Singapour, Belgique, Hong Kong et ailleurs. En 2001, l'entreprise est acquise par le groupe américano-suisso-britannique Cadbury Schweppes. Elle devient Orangina Schweppes. Consolidée ainsi et appuyée par une machine de guerre financière et commerciale, l'entreprise engage plusieurs tentatives pour reprendre ce qu'elle considère comme ses «parts» en Algérie. Tous les leviers du lobbying sont actionnés. C'est le combat du pot de fer contre le pot de terre. L'issue de ce combat dépend des Algériens et ce que veut exactement leur Etat. Dans tout cela, Mamâar Djegaguène se sent bien isolé… Lui qui n'a jamais cessé de clamer ses droits et de dire que «les meilleures oranges étaient cultivées en Algérie». Orangina n'est-elle pas née à Boufarik dans la Mitidja ? C'est – à l'évidence – un patrimoine national à sauvegarder…