«Nous avons voté hizb Al Nour (salafistes), parce qu'ils nous ont dit que voter pour eux c'est comme voter pour Dieu», a lancé un groupe de femmes au sortir d'un centre de vote à Gizeh (Caire), divulguant les motivations de leur choix. Le Caire (égypte) De notre envoyé spécial Une autre femme a affirmé avoir voté pour le Parti de la liberté et de la justice (Frères musulmans) parce qu'on lui a donné quelques kilos de semoule et de la viande. Dans la circonscription de Embaba (Gizeh), un imam a invité les fidèles à voter pour le parti d'Al Nour. «A la fin de la prière du dhohr, l'imam nous a dit que des bus vous attendent avec des produits alimentaires. Il nous a donné comme consigne de voter pour les salafistes», a confié un jeune militant du parti de Wasat (islamiste modéré). Ce sont là quelques scènes qui ont caractérisé l'ambiance dans laquelle les Egyptiens se sont rendus aux urnes mercredi et jeudi à l'occasion de la seconde phase des élections législatives. Dans les autres gouvernorats du pays où le vote a eu lieu, mêmes scénarios et mêmes images. Selon des organisations non gouvernementales égyptiennes, «les salafistes ont diffusé des tracts dans lesquels ils ont écrit que voter pour le Bloc égyptien (coalition libérale) est un péché». Un bureau du parti des Egyptiens libres de Naguib Sawirris a été incendié par des islamistes dans la Haute-Egypte. Des observateurs accusent des juges chargés de la surveillance des élections d'avoir «fraudé en faveur des Frères musulmans et des salafistes». Des observateurs dénoncent des pratiques dignes du Parti national démocratique dissous. «On dirait des gens du PND avec des barbes. C'est dommage que les premières élections démocratiques soient gâchées par ceux qui se prétendent défenseurs de la charia et de l'islam», a lâché un dirigeant de hizb El Wassat. Un candidat sur la liste de la Révolution continue a estimé que la compétition ne se joue pas à armes égales. «Ce n'est pas à des candidats que je fais face, mais plutôt à Dieu. Ce n'est pas normal que le pouvoir ferme les yeux sur de telles dérives», a-t-il lâché non sans regret. Les responsables du Parti de la liberté et de la justice tentent de minimiser les dépassements. «Les dépassements sont dus au fait que c'est la première expérience démocratique», a jugé Issa El Aryane, vice-président du PLJ et candidat du parti à Gizeh. Ainsi, la seconde phase des législatives égyptiennes a été entachée de sérieuses irrégularités et de dépassements massifs. Le président de la Haute commission électorale, Ibrahim Abdel Moez, s'est contenté de dire : «Nous allons punir ceux sur qui nous avons des preuves.» Face à cette déferlante, où les mosquées et l'islam sont mobilisés, il est quasi impossible de rivaliser avec les partis islamistes. En somme, alors que le dépouillement se poursuit encore, les premières tendances indiquent la suprématie des Frères musulmans et des salafistes, suivies, très loin derrière, du Bloc égyptien. Cependant, dans de nombreuses circonscriptions, les candidats indépendants doivent attendre le second tour en raison du ballottage qui est favorable aux candidats soutenus par les partis islamistes. Face à cette montée inquiétante des conservateurs et des islamistes radicaux, les milieux libéraux sont gagnés par la peur et se posent sérieusement des questions sur le devenir de la société égyptienne ouverte et tolérante. Que faire ? Alla Aswany : L'armée et les islamistes font cause commune Interpellé par le raz-de-marée «vert», l'intellectuel engagé Alaa Aswany refuse de céder face à l'angoisse ambiante. «Il faut respecter le choix des Egyptiens et défendre le futur Parlement. Il n'y a pas eu de fraude comme du temps du PND, mais les élections se sont déroulées dans un climat malsain et le jeu n'a pas été loyal. Certes, les islamistes ont une base sociale, mais il faut dire qu'ils ont exploité à fond la religion et la religiosité des Egyptiens. Plus grave encore, ils ont bénéficié d'un soutien financier à coups de millions de dollars des monarchies du Golfe. L'armée est au courant de tout cela et des autres dépassements, mais elle laisse faire. Pourquoi elle n'enquête pas sur le financement occulte de ces partis ? Ils sont liés par un pacte. Ils vont se partager le pouvoir. Il ne faut surtout pas croire à un prétendu conflit entre les islamistes et les militaires», a déclaré le célèbre romancier Alaa Aswany lord d'un débat jeudi soir au Caire. L'auteur du roman l'Immeuble de Yakoubiane a appelé les Egyptiens à ne pas se «jeter dans les bras des militaires pour qu'ils les protégent des obscurantistes. Il ne faut surtout pas faire cette erreur. Il faut soutenir le Parlement parce que c'est la seule institution qui jouit d'une légitimité démocratique. Je sais que c'est un véritable dilemme et que peut-être certains intellectuels, des libéraux et des militants de gauche, vont solliciter l'intervention de l'armée, mais il faut laisser faire la démocratie et les gens se rendront compte que les islamistes ne sont pas l'alternative et qu'ils ne vont pas représenter les aspirations de la révolution», a-t-il mis en garde. Farouche opposant au régime de Moubarak et aux ennemis jurés des islamistes, Alaa Aswany a estimé que seuls les juges peuvent décider de l'annulation des élections et aucune autre instance ne pourra le faire. Cependant, il ne cache pas son regret de voir les fruits de la révolution cueillis par «ceux-là mêmes qui jugeaient le soulèvement de notre jeunesse en janvier dernier comme un trouble à l'ordre». Par ailleurs, Aswany défend l'option de la rédaction de la future Constitution par l'ensemble des forces politiques. «La Constitution n'est pas l'affaire d'une majorité parlementaire temporaire, mais c'est un texte fondateur qui doit recueillir l'approbation de toutes les sensibilités politiques et d'opinions de la société», a-t-il défendu. En somme, l'Egypte post-Moubarak traverse une phase critique. L'enthousiasme révolutionnaire laisse place au désenchantement. La montée en puissance des islamistes radicaux déçoit tous les espoirs, même si c'est un passage obligé vers la démocratie. A une seule condition : que les islamistes respectent le jeu démocratique.