Décidément, c'est une tête de chapitre qui revient, constamment et un peu partout dans le monde : malheur à l'écrivain qui toucherait aux choses de la politique, et malheur encore à lui s'il décide, à part lui, de ne pas s'aventurer dans les méandres de celle-ci. En vérité, la politique a toujours rattrapé les hommes de lettres et les penseurs : Socrate, pour ne citer que l'exemple le plus illustre d'entre tous, a terminé sa vie avec une gorgée de ciguë pour avoir, dit le chef d'accusation, dévoyé les jeunes Athéniens. On conçoit, peut-être, qu'il y ait ambivalence caractérielle dans l'esprit de ceux qui détiennent les rênes du pouvoir ici et là. Toutefois, ce qu'il y a de mesquin chez certains gouvernants, démocrates soient-ils ou dictateurs avérés, c'est bien cette méchanceté, somme toute gratuite, dont ils font montre à l'endroit d'écrivains, d'artistes et de philosophes diminués physiquement, comme cela fut le cas de l'Egyptien Taha Hussein (1889-1973) et de l'Argentin Jorge Luis Borges (1899-1986). Le premier, c'est très connu, a eu le malheur ou, peut-être le bonheur, de toucher à certains tabous de la pensée arabe au travers de la poésie préislamique, le second, en évoquant certains aspects de la gouvernance politique dans son pays. Taha Hussein, donc, près avoir été exclu de l'université du Caire à la suite de la publication de son livre-brûlot, De la poésie préislamique dans lequel il avait remis en cause la manière d'enseigner cette poésie, vu l'état d'esprit prévalant dans le monde universitaire dans son pays, il fut pris à partie, à la fois par les enturbannés d'Al-Azhar et certains responsables politiques très influents au sein de la famille royale égyptienne comme par les Anglais, alors véritables gouvernants de l'Egypte. Ce grand prosateur de la littérature arabe contemporaine, frappé de cécité dès l'âge de trois ans, fut menacé dans sa vie par les sbires de ce pouvoir fantoche et se vit dans le besoin pressant de faire vivre sa famille. Il ne dût son salut qu'à son savoir-faire d'écrivain, si alerte et si foncièrement motivé par les choses de la politique comme celles de l'enseignement, et ce, en tenant une rubrique quotidienne dans un journal naissant El-Massa. Aujourd'hui, quand on relit ses textes, on découvre que Taha Hussein a été à l'origine d'un nouveau style d'écriture journalistique, difficile à suivre de près, et cependant, un modèle parfait pour ceux qui voudraient réaliser la symbiose entre littérature proprement dite et journalisme. Faut-il rappeler qu'il a été rétabli dans ses fonctions de professeur à la Faculté des Lettres du Caire pour devenir son doyen par la suite, puis ministre de l'Education, au grand dam des enturbannés et des petits politiciens engoncés dans leur mesquinerie ? Borges, lui, représenterait le cas le plus typique de l'écrivain ayant révélé au monde entier la bassesse de la dictature en Amérique latine. Le général Juan Domingo Perón (1895-1974), prenant le pouvoir en Argentine, inaugura son règne en prenant une décision bizarre et sans égale dans toute l'histoire de la relation entre politique et littérature, puisqu'il a éjecté Borges de la bibliothèque où il était fonctionnaire pour le mettre carrément au service du contrôle des volailles de Buenos Aires ! Une façon de dire qu'il aurait mieux valu, peut-être, pour le dictateur, de continuer sur sa lancée en procédant à la liquidation physique de Borges. En Afrique, le cas de Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, et ses démêlés avec le pouvoir dictatorial du Nigeria a fait la une de la presse mondiale pendant plusieurs décennies. Yechar Kemal le Turc, Garcia Llorca l'Espagnol, Adonis, le Syro-Libanais et tant d'autres écrivains, brimés par la dictature, nous disent clairement qu'il y a quelque chose de pourri et d'absurde dans ce jardin appelé à tort et à travers gouvernance politique éclairée. En d'autres termes, cette chasse-gardée restée l'apanage de certains gouvernants dans le monde entier devrait changer de statut après tant de siècles d'intangibilité injustifiée. [email protected]