Avec sa grande sensibilité, le cinéaste Ahmed Zir nous raconte l'histoire du théâtre de sa ville. Trois coups brefs et le soleil apparaît. Il est déjà sept heures du matin. Comme chaque jour, surtout ceux ensoleillés, ils ne tardent pas à arriver, traînant leurs savates usées, s'appuyant sur leurs cannes tordues, la tête bien enveloppée dans un chèche blanc ou jaune, quand ce n'est pas une casquette, héritage et preuve d'une émigration «là-bas». Jouée et rejouée depuis longtemps, devenue un rituel, une pièce va commencer, côté cour. Son titre : Kharbga,rouh edhim. Les auteurs et joueurs-comédiens sont ces vieux matinaux qui choisissent leurs partenaires, immuables ou néophytes d'abord, puis la scène, une petite place sous les murs imposants du théâtre de la ville d'El-Eulma. Cet édifice au style rococo a été érigé dans les années vingt. La mémoire de la ville a retenu qu'il fut l'œuvre d'un groupe d'Italiens, artisans chevronnés, aidés par des Algériens. Ils avaient construit ici d'autres belles bâtisses et des fontaines, comme la mythique Aïn Taftika, en plein centre du vieux El-Eulma, ex- St-Arnaud, tout près des anciens docks et moulins Nacer ben Youcef et Thibaud. On leur doit aussi encore la fontaine Aïn Tlayin (la fontaine des Italiens), au bord de la route qui mène vers les Dehamcha et Beni Aziz. Elle coule encore pour les hommes, le cheptel et surtout pour les animaux, dits sauvages, et les oiseaux, devenus rares, chassés partout par la bêtise des hommes. Mais revenons au théâtre. Celui-ci a globalement une forme octogonale, avec un côté plus long. Cette forme architecturale, qui n'est pas sans rappeler les amphithéâtres antiques, se retrouve aussi dans les décors ornant ses murs épais, ses entrées et ses ouvertures. Pour les visiteurs d'El Eulma, mais pour ses habitants aussi, bien qu'ils s'y soient habitués, le monument s'impose grâce à sa masse et son assise, la place (autrefois libre) qui l'entoure. Le regard est attiré particulièrement par ces moulages en relief sur la façade, symboles universels et éternels du quatrième art. Ainsi, le regard triste du Drame avoisine, comme partout dans le monde, le rire-sourire de la Comédie dont le nez fut brisé net lors des manifestations de l'Indépendance. Pendant que ces deux-là s'interrogent sur le destin contrasté de l'humanité, nos vieux «comédiens» s'installent sur la place, forment un cercle et ouvrent le premier acte de la pièce Kharbga,rouh edhim. Comme le font tous les comédiens, ils jouent. Et leur rôle consiste à remplir puis à vider douze petits trous pratiqués dans le sol selon un ordre géométrique ancestral. Les dialogues sont uniques : truffés d'allusions (cherra), accompagnés de coups d'œil complices, assortis d'histoires vertes et pas mûres, ponctués par des cris de triomphe ou de rage... En cercle concentrique, les spectateurs, assidus ou de passage, n'osent aucune remarque ni critique, craignant les répliques foudroyantes des joueurs passionnés. Dans ce théâtre vivant de la rue, on fait comme au théâtre d'art : les spectateurs contemplent et se taisent. Retour au théâtre qui surplombe ces scènes. Son histoire est assurément extraordinaire et pourrait intéresser un dramaturge en quête de sujet. Dès sa création, il accueillit des troupes locales et, parfois, venues de l'ex-métropole. Réservé essentiellement à la société coloniale de St-Arnaud, il avait fait passer l'agglomération du statut de bourg à celui de petite ville. Mais sa destinée artistique et mondaine fut contrecarrée par l'histoire. Ainsi, lors de la Deuxième Gerre mondiale, avec le débarquement des Alliés en Afrique du Nord, en 1942, il dut abandonner Molière et compagnie pour entrer sur la scène de l'histoire. Il servit ainsi de QG et d'hôpital des armées anglo-américaines. Beaucoup de soldats blessés y furent soignés. On les ramenait surtout de Tunisie par avion, à partir de l'aéroport militaire installé à l'est de la ville, près de la petite bourgade de Bir el Arch. Juste après la chute du nazisme et l'armistice, la bâtisse aux muses reprend sa vocation. On y joue à nouveau des pièces où, bien sûr, il n'est pas question des massacres du 8 mai 1945. Durant cette période, la bâtisse continue à afficher sa superbe mine face aux silos à grains du CFAT, le Crédit foncier d'Algérie et de Tunisie, où s'entassaient des quantités de blé, acheminées par train vers les ports. Une partie de ces installations fut transformée en une prison sinistre nommée Essiloun (Les silos). A l'extérieur du théâtre, le mouvement nationaliste s'activait. Les anciens se souviennent du grand militant, Lamine Debaghine, camouflé en pauvre hère, sinon en mendiant, un vieux burnous sur le dos, en train de politiser ses compatriotes, surtout les jours du marché hebdomadaire qui se tenait sur la place du théâtre. Ils se souviennent aussi qu'avant le déclenchement de la guerre d'Indépendance, le grand acteur égyptien Youcef Wahby débarqua avec sa troupe pour jouer Aouled echaraa (Les enfants de la rue). Les habitants étaient nombreux à apprécier la performance et le message politique sous cape. Mais, quand la guerre de Libération nationale s'intensifie, le théâtre est réquisitionné par les troupes coloniales. Les loges sont transformées en cellules. La scène devient un lieu de supplice dont la dramaturgie n'a plus rien de théâtral et dont les coups ne se limitaient pas à trois. Installée sur son toit, la sirène hurlait après chaque attentat et annonçait les rafles tristement mémorables qui suivaient aussitôt. A l'indépendance, les manifestants saccagèrent un peu les lieux. Pour eux, il s'agissait d'un lieu dont ils étaient souvent exclus quand on y jouait des pièces et surtout d'un lieu d'oppression quand on n'y jouait plus. Mon ami Ali Kerroucha, enfant de 11 ans alors, se faufila à l'intérieur et remarqua une cardeuse manuelle (mchat) vissée à un mur de la scène, avant de découvrir l'horreur sur le toit de la salle, un burnous gisant dans une mare de sang coagulé. Un souvenir indélébile. Sorti en courant, il n'a jamais remis les pieds au théâtre. A partir de l'indépendance, ce théâtre continua à jouer des rôles divers, étrangers à sa vocation. Local des JFLN (Jeunesses du Front de libération nationale), salle de meetings, bureau de vote, bureau du parti unique, salle de boxe, école pour cours du soir, salle de prières, musée du moudjahid, salle d'exposition, salle de cinéma où l'on gelait avant la dernière séquence... Telles furent les mues nombreuses et diverses de ce théâtre original. Mais revenons assister, au pied de l'édifice, à la pièce Kharbga,rouh edhim. Midi, le soleil est au zénith. Il tombe, tel un rideau, sur ces acteurs impénitents, dont les têtes se touchent presque, autour des douze trous, réduisant leurs ombres. C'est la fin de l'acte premier. Ils s'éparpillent pour revenir, après le déjeuner, jouer l'acte deux jusqu'au coucher du soleil, avec la même énergie, avant de s'évanouir à nouveau dans le crépuscule laissant sur place leurs accessoires de jeu : de simples cailloux (leklebs) ou des capsules de «gazouz», des planches de fortune, des trous dans le sol. Demain, la représentation de ce jeu immémorial sera encore donnée, imperturbablement. Bientôt la restauration en cours du théâtre sera terminée. Du bon boulot que les habitants d'El Eulma viennent contempler, impatients de voir s'ouvrir enfin leur théâtre dans ses nouveaux habits et pour son véritable rôle qu'il n'a que peu joué. Ses planches vibreront de nouveau avec une Kharbga pour tous. Et, aux premiers rangs de la place, nos vieux comédiens/joueurs, vénérables retraités, poursuivront leurs bonheurs fugaces mais intenses.