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Alaa Al Aswany. Intellectuel égyptien : «Il faut laisser faire la démocratie»
Entretien : les autres articles
Publié dans El Watan le 04 - 01 - 2012

Une année après la chute du clan Moubarak, la révolution égyptienne peine à instaurer le régime pour lequel les Egyptiens se sont soulevés le 25 janvier 2011. La démocratie tarde à voir le jour au pays du Nil, mais elle est «inéluctable et personne ne peut l'arrêter». L'intellectuel engagé Alaa Al Aswany en est convaincu. Pour lui, un autre conflit s'engage à présent : celui qui oppose les partisans de la révolution qui luttent vaillamment pour une Egypte réellement démocratique contre les militaires qui «font tout pour maintenir l'ancien régime». Farouche opposant au Conseil militaire qui dirige le pays depuis un an, le célèbre auteur de l'Immeuble Yacoubiane mène un combat sur deux fronts : les militaires qui s'accrochent au pouvoir et les salafistes qu'il considère comme «un corps étranger» à la société égyptienne. Entretien.
-Vous avez écrit un livre, en 2009, avec comme titre Pourquoi les Egyptiens ne se soulèvent pas ? Finalement, ils se sont révoltés !
Avec ce livre, j'ai essayé de provoquer mes lecteurs, de comprendre ce qui se passe en Egypte. Cependant, dans le livre, je dis que les Egyptiens, comme tout les autres peuples, se révoltent mais ils le font à leur manière, à l'égyptienne, sans violence. On essaie de trouver des compromis, mais à un moment donné et quand le compromis n'est plus possible, ils se révoltent. L'idée qui consiste à dire que les Egyptiens se révoltent moins que les autres n'est pas vraie, en fait.
-Une année après la chute du clan Moubarak, la transition démocratique connaît des vacillements, l'armée qui dirige le pays réprime et tue des Egyptiens. Veut-elle s'accrocher au pouvoir ?
Sans doute. Moubarak était la tête du régime, l'armée en était l'armature. Elle n'a jamais été du côté de la révolution. Le Conseil militaire n'a pas protégé la révolution comme on a voulu le faire croire. Il a permis au régime de Moubarak de se maintenir au pouvoir. En Egypte, jusqu'à maintenant, le régime de Moubarak est toujours en place. Je pense qu'il y avait des malentendus dès le commencement de la révolution. Le peuple qui a fait la révolution a considéré que la chute de Moubarak était la première étape pour éliminer le régime ; par contre, le Conseil militaire a accepté le départ de Moubarak comme une étape nécessaire pour préserver le régime. Nous ne parlons pas le même langage que les militaires, nos objectifs sont diamétralement opposés.
Maintenant, la scène est très claire. Le Conseil militaire a préservé clairement le régime et résiste violemment au vrai changement. C'est ce qui explique l'acharnement des militaires contre les forces révolutionnaires. En dix mois de pouvoir, l'armée a tiré à trois reprises sur la foule. Les militaires font tout pour être un élément essentiel dans la formule politique égyptienne. Je suis ennuyé parce que nous avons perdu dix mois et que le changement désiré par la révolution tarde à voir le jour. Nous vivons des crises fabriquées par le régime de Moubarak pour faire pression sur les Egyptiens dans le but de leur faire détester la révolution. Mais je reste optimiste parce que je fais confiance au peuple et surtout que la révolution appartient au futur ; personne n'est capable d'arrêter ce futur. Il arrivera fatalement.
-Les élections législatives ont été remportées majoritairement par les islamistes. Vous qui êtes connu pour votre opposition à ce courant que vous qualifiez souvent de dictateur «parce qu'ils s'estiment détenteurs de la vérité absolue», quelle est votre appréciation ?
Je dois rappeler que je suis en totale opposition avec les islamistes. Je suis contre leur interprétation de la religion, comme je suis contre l'utilisation de la religion à des fins politiques. J'estime que la religion doit rester à sa place. Mais dans le Monde arabe, la majorité n'a pas cette vision. Je suis de ceux qui pensent qu'il faut les aider à vivre cette expérience à travers laquelle ils découvriront que l'islam politique n'a rien à voir avec la religion à laquelle ils croient et que les tenants de l'islam politique ne sauront pas résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés.
Cependant, il y a un principe sur lequel je suis intransigeant : on doit accepter le choix du peuple. Je ne suis pas contre que les islamistes arrivent au pouvoir à travers des élections propres et honnêtes. Ce ne sont pas des ennemis, mais ce sont des Egyptiens avec lesquels je suis en totale opposition. Il faut assumer la démocratie, surtout quand elle ne nous arrange pas et qu'elle porte au pouvoir nos adversaires. Contrairement à l'image qu'on se fait d'eux en Occident comme d'un danger et qui assimile l'islamisme au terrorisme. Je suis entièrement contre cette conception occidentale. Je n'accepte pas cela. L'islamisme, pour moi, veut dire quelqu'un qui a un background islamique. Il y a des islamistes violents et d'autres ne le sont pas. Les Frères musulmans, avec qui je ne suis pas d'accord du tout, sont absolument intégrables dans une démocratie. Ils ont quitté le terrain de la violence dès 1965. Ils seront un autre parti comme les partis de droite chrétienne en Europe.
-Vous parliez d'un pacte qui aurait été passé entre les militaires et les islamistes pour phagocyter la révolution. Pouvez-vous être plus explicite ?
Je n'accuse pas, mais il y a sans doute un accord entre eux, c'est très visible. Le Conseil militaire fait dans la manœuvre pour rester au pouvoir de manière indirecte. Il cherche un Président qui obéisse au doigt et à l'œil. Et pour réussir cette manœuvre, il ouvre la porte aux islamistes en les intégrant dans sa stratégie. Le Conseil militaire est en train de persécuter les révolutionnaires en les accusant d'être financés de l'extérieur et les faire passer pour des agents, ce qui est totalement faux par ailleurs, alors que curieusement il ferme les yeux sur le financement étranger des islamistes. On les a vus à la faveur de ces élections ; ils dépensent des fortunes. Le parti salafiste a acheté 30 appartements à Alexandrie pour cette élection. Il distribue des tonnes de nourriture gratuitement. En démocratie, le citoyen a le droit de savoir qui paie qui. Les militaires laissent faire les islamistes. Par ailleurs, sur le plan politique, il y a une convergence de vues sur la gestion de la transition. On voit comment les islamistes ne disent rien quand des jeunes se font massacrer sur la place Tahrir.
-Alors que des voix expriment leur inquiétude de la montée des islamistes, vous appelez à soutenir le futur Parlement même si les islamistes y sont majoritaires. Pourquoi ?
Absolument. Je soutien ce Parlement parce qu'il sera finalement la seule institution élue par le peuple. Et je trouve cela essentiel, parce que ce Parlement va nous aider à faire pression sur le Conseil militaire pour le pousser à quitter le pouvoir. Il faut laisser faire la démocratie. Elle est la solution. Cependant, je dois souligner que les élections n'étaient pas justes. La loi électorale a été faite de sorte à empêcher les révolutionnaires d'y participer.
-Les USA, qui ont une grande influence sur l'Egypte, semblent s'accommoder de la victoire des islamistes, alors que ces derniers présentent les Américains comme des ennemis jurés parce qu'ils sont contre l'islam. Qu'en pensez-vous ?
Ce n'est pas vrai. C'est une diversion. Les Américains ne sont jamais contre les islamistes. L'ami le plus proche de tous les gouvernements américains est l'Arabie Saoudite, qui est la source de toutes les idées wahhabites, mais à cause de son pétrole, aucun gouvernement américain ne peut critiquer ce royaume. Au Pakistan aussi, le général Dhiya El Hak était à la fois un agent américain et un extrémiste religieux. Les talibans ont été montés et financés par les Américains. Les Américains ne sont ni contre ni pour l'islam, mais plutôt pour leurs intérêts. Et quand leurs intérêts sont menacés, ils interviennent, comme au Chili en 1973 contre le président Allende. S'il y avait un gouvernement bouddhiste qui préserve les intérêts US, ils le soutiendraient !
Les islamistes, de leur côté, rassurent les Américains, notamment sur «les accords de paix» avec Israël. Je dois rappeler ici un article de Naom Chomsky publié le 4 février 2011 (soit quelques jours avant la chute de Moubarak) dans le journal britannique The Gardian. Il a dit clairement que «la démocratie en Egypte aura des problèmes. Et ce n'est pas la menace islamiste qui empêche le soutien américain au régime en place. Si l'Egypte devenait un pays réellement indépendant, elle serait un grand pays qui influencerait les pays arabes. Et cela, les Américains ne peuvent pas se le permettre parce que derrière il y a Israël». Ce qu'a dit Chomsky se produit maintenant. La manière américaine de contrôler la situation était de soutenir la dictature de Moubarak jusqu'à la fin, mais après la deuxième étape, de dire de très belles phrases sur la révolution tout en empêchant le changement. Je ne fais pas confiance au gouvernement américain. Il ne voudrait pas d'un progrès et d'une indépendance de l'Egypte.
-Nous avons assisté, durant la campagne électorale, à une attaque en règle des salafistes contre les libertés individuelles ; ils se sont attaqués à Naguib Mahfouz et veulent instaurer la charia !
Vous savez, le discours salafiste ne m'étonne pas. Il y a toujours un conflit entre l'extrémisme et l'art. Ce sont deux choses qui ne marchent pas ensemble. L'Europe a connu cela aussi. La littérature présente une vision du monde très tolérante, qui ne juge pas les autres ; elle pose des questionnements et tente de comprendre les sociétés. L'extrémisme, c'est le contraire ; il est dans le jugement permanent et classifie les gens. Les extrémistes pensent qu'ils sont détenteurs de la vérité absolue et prétendent détenir des réponses définitives. Si vous avez le goût littéraire, vous ne serez jamais extrémiste et le contraire est juste aussi.
-Cela ne vous fait pas peur ?
Il n y a pas de risque, mais plutôt un combat à mener et je suis déterminé à le porter. On doit défendre la liberté d'expression, qui n'est jamais un cadeau. C'est vrai que je fait l'objet d'un lynchage médiatique de la part des extrémistes, mais ce sont les hommes de main du pouvoir qui sont venus me menacer devant mon cabinet. Les salafistes sont un corps étranger à l'Egypte. Ils s'attaquent à des éléments qui structurent la société égyptienne. La musique et le cinéma sont des éléments essentiels de la culture égyptienne. Les salafistes défendent une conception de la religion importée d'Arabie Saoudite. Ils interprètent le désert. Ce qui est le contraire de notre interprétation de la religion qui est faite par Mohamed Abdou. Toutes les interprétations faites par Mohamed Abdou sont l'exact contraire de la vision salafiste de la religion ; il était pour la liberté de la femme, la liberté de création, la démocratie. Il disait déjà, en 1899, que la burqa n'a rien avoir avec la religion, que c'est une habitude qui vient du désert et que l'islam n'a jamais dit qu'il fallait cacher le visage de la femme.L'interprétation wahhabite de la religion, qui est très fermée, est soutenue par l'argent du pétrole et toutes ces chaînes de télévision.
-Comment avez-vous vécu le 25 janvier 2011 et la chute de Moubarak, vous qui militez contre le régime depuis des années ?
C'était un grand moment de ma vie, un moment unique. On ne fait pas de révolution chaque matin. C'est une chance de vivre des moments pareils, des moments où j'ai appris énormément de choses sur mon peuple. J'écris souvent le mot «peuple» dans mes romans et dans mes livres, mais c'était la première fois que je sentais ce que veut dire le mot peuple. Vivre avec deux millions de personnes sur la place Tahrir avec ce sentiment d'être une seule famille est extraordinaire. J'ai été inspiré pour écrire des livres et des livres ; j'espère avoir le temps pour le faire.
-La révolution égyptienne sera-t-elle le futur roman de Aswany ?
Je travaille sur un roman sur l'Egypte des années quarante depuis trois ans, mais j'ai arrêté d'écrire durant la révolution. Il est clair que la révolution sera présente dans mes prochains romans.


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