Douze jeunes ont été fauchés par les balles assassines de la police militaire (PM) pendant trois jours d'affrontements violents. Le Caire (Egypte). De notre envoyé spécial
L'image est bouleversante, choquante et traumatisante. Les Egyptiens et particulièrement les Egyptiennes l'ont ressenti comme une profonde humiliation. Une énième pour un peuple qui a pourtant cru avoir débarrassé à jamais le pays des pratiques aussi cruelles qu'inhumaines. Mais voilà que les démons opèrent impunément en plein jour. L'image de cette jeune femme dénudée à moitié et traînée par terre, à la place Tahrir, par des soldats acharnés, a causé une profonde blessure chez les Egyptiens, et au-delà. La scène s'est passée, dimanche dernier après-midi, pas loin de la rue Qasr Al Ayni devenue un sinistre lieu qui sent la mort. Douze jeunes ont été fauchés par les balles assassines de la police militaire (PM) pendant trois jours d'affrontements violents. Ce jour-là, la PM a fait un assaut brusque et brutal pour reprendre la place Tahrir en chargeant à tout-va. Les manifestants fuient dans tous les sens évitant d'être «capturés», car ils risquent un fâcheux sort. Beaucoup ont réussi à éviter le piège, mais d'autres sont tombés dans les mailles de la redoutable PM. Parmi eux, cette jeune femme dont la photo fera le tour de la planète pour «dénuder» le vrai visage de ceux qui gouvernent l'Egypte d'une main de fer. Une meute de la police militaire comme des charognards se jette sur elle, la traînant par terre. Des militaires contre une seule et pauvre femme qui lui assènent des coups de pied et de matraque, qui la tirent par ses vêtements la laissant presque nue. Dans leur déchaînement, les militaires retirent la robe de la femme la laissant seulement avec son soutien-gorge. La scène a bouleversé tout le pays, sauf peut-être les auteurs de ce lâche acte et leurs commanditaires. Le porte-parole du Conseil militaire, le général Adel Amarra, lors d'une conférence de presse, a honteusement déclaré qu'«il ne faut pas s'arrêter à l'image, mais il faut la mettre dans son contexte». Existe-t-il un contexte qui pourrait justifier une telle humiliation ? «Rien ne pourrait expliquer un tel acte. Ce n'est pas dans notre culture. En commettant cet acte, l'armée veut terroriser les gens pour qu'ils ne manifestent plus. Les militaires avec leur pensée diabolique savent bien viser, mais qu'ils sachent que rien ne pourra arrêter ce peuple», a déclaré Djamila Ismaïl, figure féministe et candidate malheureuse aux élections législatives. Le même jour, des milliers d'étudiants ont marché sur le ministère de la Défense pour dénoncer le «comportement indigne des militaires qui s'attaquent aux femmes». L'image de cette femme, à moitié dévêtue, restera à jamais témoin de la répression sauvage des militaires. L'image qui choque Les Egyptiens, connus pour leur pudeur, étaient touchés dans leur dignité. «Plutôt mourir qu'une telle humiliation. Je préfère recevoir une rafale que de voir ma fille, ma femme, ma voisine, ma sœur ou une quelconque femme égyptienne ou autre subir une telle humiliation. Les militaires viennent de commettre l'irréparable. Ils sont indignes de cette tenue qu'ils portent», lâche un ancien volontaire qui a participé aux guerres de 1967 et de 1973 contre Israël. Sitôt que l'image ait fait le tour de la toile et tourné en boucle sur les chaînes de télévision, des comités de soutien et de solidarité avec la jeune femme se sont formés. Un groupe de jeunes militants a lancé sur les réseaux sociaux un comité qui s'appelle «Nous sommes toutes et tous dénudés». De nombreuses femmes sont descendues à la place Tahrir pour dénoncer «une grave atteinte à la femme égyptienne». L'ancien directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique, Mohamed El Baradei, s'est dit outré et s'indigne : «N'avez-vous pas honte !» Des partis politiques et autres personnalités se sont réunis en urgence pour appeler «l'armée à mettre un terme à cette escalade et exiger d'elle de remettre le pouvoir au futur président de l'Assemblée du peuple jusqu'à l'élection d'un président». Les excuses présentées par le Conseil militaire n'ont pas suffi pour calmer la situation. Près de 30 000 femmes ont manifesté, mercredi, pour réclamer le départ de l'armée du pouvoir. La femme qui a dénudé les chefs militaires «Militaires, honte à vous, la femme égyptienne ne se dénude pas», «Nous refusons les excuses, porter atteinte à la dignité de la femme égyptienne est inexcusable», ont scandé les manifestantes. Le Conseil militaire, qui dirige le pays depuis la chute de Moubarak, est au pied du mur. Durant 4 jours, la répression à Qasr Al Ayni, où se trouvent le siège du gouvernement et celui de l'Assemblée du peuple (Parlement), a fait 13 morts et plus 500 blessés. Il est devenu le théâtre de rudes combats à armes inégales. Les affrontements ne cessent ni de jour ni de nuit. Impossible d'atténuer la colère des manifestants. Les militaires utilisent la propagande des médias officiels et mobilisent les baltaguia, ces bandes de miliciens dirigés par les moukhabarate. «Les jeunes de la révolution sont conscients et se battent pacifiquement. Les jeunes qui avaient sauvé le Musée d'Egypte ne vont pas brûler l'Institut d'Egypte, ce sont des baltaguia et des militaires en tenue civile qui ont mis le feu à l'institut», a indiqué un membre du Mouvement du 6 avril. On accuse les barons de l'ancien régime d'utiliser les baltaguia pour jeter le pays dans le chaos. Au bout de près d'une semaine d'un face-à-face intenable, l'armée n'arrive pas à maîtriser la situation. Impossible de «faire régner l'ordre», les militaires ont construit un mur en béton coupant en deux le boulevard Qasr Al Ayni. Seule solution pour parer à une éventuelle déferlante humaine. Durant la nuit de dimanche à lundi, les soldats ont bâti une muraille infranchissable. Mais en réalité, ils sont en train d'ériger un mur de séparation d'un autre genre entre eux et le peuple : celui qui sépare le peuple qui désire ardemment la liberté et une direction militaire qui s'accroche au pouvoir avec la baïonnette. La rupture semble être consommée entre le Conseil suprême des forces armées (CSFA) et le peuple de la révolution. Il faut dire que les Egyptiens avaient un rapport fusionnel avec l'armée. Mais l'intensité de ce sentiment faiblit de plus en plus et les chefs militaires perdent de leur prestige. Eux qui étaient pourtant accueillis, il y a onze mois, comme des héros protecteurs à la place Tahrir. Acclamée par tout un peuple pour son comportement lors de la première semaine de la révolution qui a déposé Hosni Moubarak, l'armée est aujourd'hui vertement critiquée et accusée d'avoir assassiné des manifestants. «L'ange sauveur» se transforme en démon qui écrase tout le monde sur son passage. En fait, le Conseil militaire en onze mois de pouvoir a multiplié les bavures. Massacres des Coptes en mars devant le ministère de la Communication, arrestation de plusieurs milliers de manifestants, instauration de tribunaux militaires, la répression de Mohamed Mahmoud (Caire) en novembre dernier a fait 42 morts pour arriver à la violence de Qasr Al Ayni. Le mur de séparation Les généraux cumulent des fautes qui ne sont pas sans conséquence sur l'avenir politique du pays. Le CFSA ne jouit plus de cette crédibilité qui lui permet de gérer la période de transition, si tel est réellement son objectif. De nombreux Egyptiens commencent sérieusement à s'interroger sur les velléités des chefs militaires. Travaillent-ils à la réussite de la transition démocratique à travers un processus électoral ou bien cherchent-ils à se recycler dans un nouveau système à visage démocratique ? Une bonne partie de la classe politique doute de la bonne volonté de l'armée de transférer le pouvoir aux mains des civils. Pour Mohamed El Baradei, potentiel candidat à l'élection présidentielle, «le régime n'a pas changé, on a juste mis de nouveaux visages à la place des autres». Tandis que l'intellectuel engagé Alaa Aswany, dont l'influence sur la jeunesse révolutionnaire est considérable, estime que «le Conseil militaire n'a pas l'intention de lâcher les rênes. C'est le régime de Moubarak sans Moubarak. Il a depuis le début joué sur la division de la classe politique pour casser la cohésion de la révolution, puis adouber un candidat à la présidentielle qui obéirait à ses ordres».
Historiquement, l'armée égyptienne a de tout le temps été au cœur du pouvoir. «C'est elle qui a fondé l'Etat égyptien contemporain avec le Mouvement des officiers libres. Mohamed Naguib était un militaire», rappelle le chercheur, Tawfik Aclimandos. Durant 60 ans, l'armée, soutenue par les Américains, est devenue un véritable Etat dans un Etat avec un contrôle sur la vie politique et économique du pays. Pas facile pour elle de s'imaginer hors du jeu politique. Mais pour pouvoir garder les rênes, il lui faut des alliés politiques. Elle est allée les chercher dans le camp des islamistes. Les Frères musulmans étaient les premiers à avoir appuyé la démarche de l'institution militaire en soutenant le référendum sur la révision de la Constitution et le calendrier électoral. Ils étaient sûrs d'une victoire aux élections législatives. Les nouveaux «alliés» suivis par les salafistes avaient opté pour un processus démocratique par étapes, alors que la rue tenait à la dynamique révolutionnaire. A mesure que les élections approchent, les islamistes prennent leurs distances avec la place Tahrir. Les jeunes se font tuer et les islamistes sont à l'assaut du Parlement. Islamistes et militaires, alliés, objectifs ? Pendant les événements sanglants de Mohamed Mahmoud, les Frères musulmans et les salafistes regardaient les jeunes se faire massacrer à partir de leurs bureaux. Ils avaient non seulement refusé de descendre manifester avec les jeunes révolutionnaires, mais lancé une campagne de dénigrement contre le mouvement. Le guide de la confrérie, Mohamed Badai, avait déclaré à propos des manifestations : «Que celui qui a mal à la tête appelle à une manifestation.» Les salafistes, plus royalistes que le roi, avaient même traité les manifestants de «fauteurs de troubles» qui veulent entraîner le pays dans le «chaos». S'engage alors une confrontation politico-idéologique entre islamo-conservateurs et libéraux. La coalition des jeunes de la révolution réplique. «Les salafistes ont été de tout temps des alliés du régime de Moubarak et ils étaient contre les appels au soulèvement populaire de janvier. Les Frères musulmans sont connus, les intérêts de la Gamaâ passent avant ceux de la nation», a résumé le coordinateur national du Mouvement du 6 avril, Ahmed Maher. «Les révolutionnaires versent leur sang et les islamistes raflent les sièges au Parlement», indique une affiche à la place Tahrir. Dopés par leur victoire à l'occasion de la première phase des élections, les salafistes et leurs «Frères» ne veulent plus entendre parler de la place Tahrir. Les chaînes de télévision proches des islamistes mènent une campagne de dénigrement contre le mouvement. Un cheikh salafiste a déclaré sur la chaîne Ennas : «On fait toute une histoire sur cette femme dénudée, alors qu'on ne la connaît même pas.» Cette femme «est une Egyptienne digne, elle porte un hidjab et elle est plus musulmane que tous les salafistes réunis», a répliqué Angy, une activiste au sein du Mouvement du 6 avril. Mais les islamistes ne veulent surtout pas rater cette occasion historique pour prendre le pouvoir du Parlement. Quand la répression a repris à Qasr Al Ayni, ils étaient absents. Ils estiment que ces événements sont provoqués dans le but de «saborder» le processus électoral. Mais «l'histoire retiendra que lorsque des Egyptiens se font tuer et que des Egyptiennes sont humiliées, les islamistes courent derrière des strapontins», regrette le fondateur du mouvement Kifaya, Abdelhalim Kandil. Et aux Frères musulmans de répliquer en estimant que seul «le respect du processus de transition pourrait ramener la stabilité au pays». Ainsi, l'union sacrée réalisée au début de la révolution est brisée par l'attrait irrésistible du pouvoir. L'armée a réussi à ramener la classe politique du processus révolutionnaire vers un processus réformateur. Ce qui lui assure de garder le pouvoir quitte à marcher sur les cadavres d'une jeunesse éprise de liberté. Mais c'est sans compter sur l'inébranlable détermination des Egyptiens à faire tomber tout le régime.