«Les pieds de l'orphelin apportent de la boue même pendant la période caniculaire.» Bencheneb Le 7 février prochain, 83 années seront passées depuis la disparition du savant, Mohamed Bencheneb, professeur émérite, polyglotte, poète, dont la première publication, qui date de 1895, traite de La plantation à frais commun en droit malékite, mais il ne reviendra plus aux questions de jurisprudence. Sa curiosité de bon instituteur et son désir de montrer ce qu'on doit aux musulmans en matière d'éducation lui inspirent l'heureuse idée de faire connaître des notions de pédagogie musulmane (1897) puis une «lettre sur l'éducation des enfants» du philosophe Ghazali (1901). Puis ce fut une fulgurante ascension permettant à notre chercheur de figurer parmi ses illustres pairs de la société savante, très réduite à travers le monde. Mais qui est au juste Mohamed Bencheneb, dont une rue à La Casbah porte son nom ? Mohamed est né près de Médéa dans un village appelé Takbu, le 26 octobre 1869. La famille tirait ses ressources du travail de la terre et d'un peu d'élevage. Le jeune enfant étudie à l'école coranique puis à l'école primaire française et au collège de Médéa puis il part en 1886 suivre les cours de l'Ecole normale d'instituteurs d'Alger. Les élèves musulmans y suivaient des cours, séparés des autres élèves dans une section appelée cours indigène. Mohamed obtint le Brevet de capacité d'instituteur après deux ans d'études, en juillet 1888. Il est nommé instituteur adjoint à Sidi Ali Tamdjaret le 15 octobre 1888 à l'âge de 19 ans, et occupe ce poste nouvellement créé pendant 4 ans. En octobre 1892, il est nommé instituteur indigène-adjoint à l'école Fatah, dans La Casbah, où il va enseigner pendant six ans. Cette période va être décisive pour sa formation. C'est ainsi qu'il étudie l'hébreu au lycée, ainsi que l'arabe auprès du cheikh Abdelhalim Bensmaïa (1866-1931) à l'école des lettres, il suit les cours des savants qui font le renom des études arabes et orientalistes à Alger comme Aboulkacem Bensdira, Edmond Fagan et surtout René Basset à qui souvent Mohamed Bencheneb a souvent été comparé. Un érudit exemplaire Mohamed étudie la théologie, le hadith, la géologie, l'hébreu auxquels il joint la connaissance du latin, de l'espagnol, de l'allemand, de l'anglais, du persan et du turc. Ce qui lui permet d'obtenir le diplôme d'arabe de l'Ecole des lettres d'Alger le 19 mai 1894, ainsi que la première partie du baccalauréat en 1896. Il est atteint de variole. Après avoir remplacé son maître, Bensdira, à l'Ecole des lettres, il est nommé professeur à la medersa El Kattaniya de Constantine. Il y reste 3 ans avant de succéder au professeur El Ashraf à la medersa Thaâlybya d'Alger. Il se marie et épouse, le 15 décembre 1903, Houria Kateb, fille du deuxième imam de la Grande Mosquée d'Alger, avec laquelle il aura 9 enfants. C'est en 1905, au XIVe Congrès international des orientalistes à Alger que Bencheneb révèle ses mérites scientifiques qui vont le faire connaître bien au-delà de nos frontières.En 1920, Bencheneb devient membre de l'Académie de Damas, nouvellement créée, et en 1922, il est admis au grade de docteur es lettres devant un jury de l'université d'Alger. Sa thèse principale est consacrée à Abou Dolama, «poète bouffon de la cour des premiers califes abassides», sa thèse complémentaire aux mots turcs et persans conservés dans le parler algérien. Décédé relativement jeune, à l'âge de 60 ans, Mohamed Bencheneb aura laissé une empreinte indélébile, non seulement dans la culture algérienne, mais dans le champ culturel universel, car ce savant a été un véritable pont entre la culture arabe et la culture occidentale. Son œuvre bilingue englobait de nombreuses branches des lettres et des sciences humaines dans des domaines aussi étendus que le droit musulman, la théologie, la linguistique, la poésie, la philosophie, l'histoire et la littérature comparée… Comme le note Abderrahmane Djillali : «Cette vie de savant d'une richesse étonnante n'est pas seulement exemplaire pour la somme de travail qu'elle représente, pour l'énorme labeur qui permet à Bencheneb d'obtenir respect et considération. Elle est également symbolique d'une identité qui a su s'affirmer dans des circonstances difficiles.» Bencheneb est père de 4 filles et 5 garçons, Saâdedine (1907), Larbi (1912), Rachid (1915), Abdelatif (1917) et le dernier Djaffar. Djaffar, qui nous a courtoisement reçus chez lui à Alger, nous a longuement entretenus de la saga des Bencheneb. Djaffar a fait ses études primaires à St-Eugène, secondaires au lycée Bugeaud et la faculté d'Alger où il a beaucoup appris auprès de Hadj Sadok et des Pères. Interprète judiciaire, il a prêté serment le 6 août 1956 à Alger. Il a exercé à Mascara. Un incident au tribunal lui vaudra des démêlés avec le procureur, avec au bout, une mutation, non pas au tribunal, mais au juge de paix de Médéa. Il refusera le poste et démissionnera. Il passe le concours de bibliothécaire, et se spécialise dans les manuscrits arabes. A l'indépendance, il contribue à la formation de générations dans cette spécialité, jusqu'en 1970, où il change de cap. Il est nommé administrateur au ministère des Finances, puis chef de secteur jusqu'à la retraite en 1990. Djaffar évoquera son frère, l'incontournable Saâdedine, qui a succédé dans la même faculté à son père. Formé aux humanités classiques, latiniste, helléniste et l'amour de la culture arabe fut tel qu'il choisit de s'y spécialiser pour mieux l'honorer. Bilingue, il offrait ainsi un merveilleux exemple d'équilibre et d'harmonie dans la plus pure tradition de savants méditerranéens. Professeur de lettres, il exerça à Médéa, à la medersa d'Alger et au collège Saddiki de Tunis. Ses liens avec la résistance gaulliste contre le nazisme lui font offrir un poste de ministre plénipotentiaire à Djedda (1947-1949). Saâdedine a représenté l'Algérie dans de nombreux congrès. Maître de conférences à la faculté des lettres d'Alger en 1962, il est nommé doyen (1964) avant d'être réélu à ce poste en 1967. Il décéda en 1968. Quant à Rachid, l'autre frère, il eut une carrière tout aussi remplie, pratiquement dans le même domaine. Polyglote, tolérant Djaffar, le fils cadet n'a pas beaucoup connu son père. Il en garde cependant des images bien incrustées dans sa mémoire. «De retour d'Oxford en 1928, où il a présenté une communication sur Ibn Khatima, poète andalou dont l'intégralité est parue dans la revue Echihab, nous piaffions d'impatience, mon frère Saâdedine et moi, sur le quai du port d'Alger. L'image du bateau qui accostait et surtout la vue de mon père m'avaient fasciné. Mon père était impressionnant dans sa tenue traditionnelle. Je me souviens aussi qu'on partait souvent durant les vacances scolaires à Aïn D'heb près de Médéa. Nous passions des moments inoubliables dans les champs. En fin d'après-midi, mon père prenait son cartable et se mettait sous un jujubier où il s'adonnait à de longs moments de lecture. Il s'y sentait dans sa peau. Il disait qu'il allait presque en pèlerinage à Médéa où il se ressourçait et où ils se sentait à son aise. Il a toujours conservé sa tenue traditionnelle même quand il est parti à la Sorbonne où il a été invité à superviser le concours d'agrégation d'arabe. Lorsque certains l'apostrophaient, à propos de cette tenue, il ne dissimulait pas sa fierté. C'était un acte de résistance de grande portée. Le président de l'université de Damas, M. Kourdali, lui témoignait une amitié affectueuse et le félicitait pour ses travaux et l'apport inestimable apporté à la science et à la connaissance. Mon père était d'une grande rectitude et avait horreur du favoritisme, et encore plus de la discrimination. Je me souviens que lorsque j'étais interprète judiciaire à Mascara, j' ai été invité par Tahar, ancien membre de l'UDMA et élève de mon père, qui était président du jury du baccalauréat. Tahar m'avait raconté cette anecdote : «Il avait eu 2 sur 20 dans l'épreuve d'arabe, et était pratiquement éliminé de l'examen. Parallèlement, les membres du jury étaient ennuyés par un 0 sur 20, infligé à une fille d'un colon haut placé, ils sont allés voir mon père en l'exhortant à davantage d'indulgence, que pensez-vous qu'il fit ? Il réclama une balance et posa la feuille de Tahar sur un plateau de la balance et celle de la fille sur l'autre. Perplexes, les membres du jury avaient compris la symbolique égalité, ils seront lotis à la même enseigne et bénéficieront tous des deux de la mansuétude du jury en décrochant leur examen.» Mon père allait faire ses emplettes au marché de Djamaâ Lihoud, en plein cœur de La Casbah. Un jour, en pleine canicule, il revenait avec deux couffins bien chargés, exténué, il n'eut d'autre endroit pour souffler un peu et se reposer que la statue du duc d'Aumale. L'agent qui veillait sur les lieux, le somma de dégager afin de ne pas salir cette stèle : «Tu vas tout de suite partir», mon père lui rétorqua que lui aussi partira tôt au tard ! Je ne vous cache pas que j'ai mieux connu mon père à travers ses écrits, son parcours parle pour lui. Son apport se dégage dans les riches travaux qu'il a réalisés en direction de la culture musulmane. C'était un Algérien authentique, fier de ses origines, de sa culture. Il voulait montrer aux Européens que l'indigène qu'il était pouvait faire mieux qu'eux. Mon père a, à son actif, de nombreuses publications, en exploitant des manuscrits avec des traductions, pour montrer que l'Algérien a un passé historique, culturel avec un patrimoine matériel et immatériel d'une richesse inouïe. Une morte précoce Sa vie n'a pas été un repos. Je peux vous signaler que le professeur Cour, qui a obtenu son doctorat en 1920, a fait l'impossible pour que mon père ne puisse pas accéder aux distinctions en tentant de l'empêcher de subir ses examens. Car Cour, au-delà de ses bagages intellectuels, était un officier supérieur de l'armée. Malgré toutes les entraves, mon père a pu se frayer un chemin par ses travaux reconnus et dont on citera les plus connus. Sa thèse sur la poésie de Abu Doulama et une autre sur les mots turcs et persans conservés dans le parler algérien. Nul n'ignore la place privilégiée qu'occupent dans le langage les proverbes Ces flambeaux qu'éclairent les discours. Bencheneb a personnellement recueilli nombre de ces proverbes, surtout à Alger et Médéa. Il a puisé également dans un certain nombre d'ouvrages en donnant la traduction accompagnée d'explication, en allant jusqu'à chercher les équivalents en français et ceux usités dans les autres pays arabes. Bencheneb avait écrit sur la vie civile en Algérie en s'appuyant sur des poèmes exquis du parler algérien. Kaddour M'hamsadji, écrivain, ne cache pas qu'«il a eu recours aux travaux de Bencheneb consacrés aux rituels et tout ce qui a trait à la vie civile en Algérie, pour étayer son livre El Casbah Z'man où les cérémonies de mariage, de naissance, de circoncision et de mort sont bien explicitées.» Retour à Djaffar qui nous transporte dans son univers plein de souvenirs. On habitait Saint-Eugène, un jour, je revenais de l'école, lorsque ma mère m'interpella, je savais que quelque chose de grave venait de se passer. Elle m'ordonna d'aller embrasser mon père pour la dernière fois. On l'avait ramené de l'hôpital, il n'avait pas survécu à une opération chirurgicale … Si [email protected]