C'est un débat de théoriciens. A la fin des années 1970, un livre sur l'économie algérienne faisait polémique à l'institut de sciences économiques d'Alger. Il qualifiait l'Algérie «socialiste» de Houari Boumediène de «capitalisme d'Etat». Un jour, interpellé sur le sujet lors d'un cours, un certain professeur Abdellatif Benachenhou, au temps de sa splendeur académique, prenait le temps de développer devant un amphithéâtre captivé son point de vue sur la question. Pour le professeur Benachenhou, qui parle de «capitalisme d'Etat» dit donc bourgeoisie d'Etat. Or, l'enseignement marxiste, duquel se réclament d'ailleurs les coauteurs du livre, Raffinot-Jacquemot, explique que la première fonction à laquelle aspire une classe dominante est de reproduire la base matérielle de sa domination. Un peu plus vrai encore dans le cas de la bourgeoisie dans le capitalisme. Et le professeur Benachenhou de faire une démonstration magistrale : la supposée «bourgeoisie d'Etat » algérienne ne travaille pas pour reproduire le supposé capitalisme d'Etat, et donc les conditions de sa propre domination. Elle sape même le modèle qui l'a fait dominante. Comment ? Elle organise, par différents canaux, un transfert de valeur vers le secteur privé qui se développe sur les flancs de l'Etat. Par la pénurie, les prix administrés, les crédits, les marchés protégés… autant de mécanismes qui affaissent le secteur public économique et créent des niches d'opportunités pour le privé. La «bourgeoisie d'Etat » ne travaille donc pas, selon l'éminent professeur, pour se reproduire, mais pour engraisser un secteur privé voisin. Qu'elle aspire dominer dans le moyen terme. Il n'y a donc pas de capitalisme d'Etat ni de bourgeoisie d'Etat, mais juste une bureaucratie d'Etat qui prépare les conditions classiques du capitalisme libéral dont elle sera, par reconversion sociale programmée, l'acteur majeur. La conclusion n'est pas tout à fait celle du conférencier, qui, lié déjà à la commission économique du FLN n'était déjà pas tout à fait libre de sa parole. Il reste que sur l'essentiel, Abdellatif Benachenhou a vu juste. 32 ans plus tard, l'Algérie se réveille sur un scénario équivalent. Mais renversé. La bureaucratie d'Etat – toujours bourgeoise en contexte marchand- tente toujours d'organiser un transfert de valeur. Dans le sens inverse. Elle veut placer des entreprises publiques dans tous les grands investissements privés : téléphonie mobile, ciment, transport, aluminium, assurance, banque, logistique portuaire, automobile, métallurgie. Partout où la bourgeoisie aspire à créer de la valeur, la bureaucratie d'Etat veut en être. Au nom de l'intérêt collectif national. Dans les années 1970, un homme d'Etat, Belaïd Abdeslam, incarnait la construction du «capitalisme d'Etat», selon les adaptateurs du concept à l'Algérie – Charles Bettelheim l'avait déjà utilisé pour la Chine de Mao Tsé Toung. Dans les années 2000, un lointain cousin de la crête des Bouadnen, en haute Kabylie, habite le rôle du grand régent du capitalisme algérien sur le chemin du retour. Du privé vers l'Etat. Ahmed Ouyahia trône sur les participations de l'Etat. Il est en quelque sorte le président du conseil d'administration de tous les actifs publics. Mais pas seulement. C'est lui qui, avec une ANDI et un CNI aux ordres, décide de qui vient investir en Algérie. Il décide du plan de développement des privés algériens, de leur alliance d'affaires, du choix de leurs partenaires. En Tunisie, les Benali-Trabelsi imposaient un membre du clan dans tout nouvel investissement privé important, tunisien ou étranger. Ahmed Ouyahia impose du capital public, des entreprises publiques. Intérêt national ? En vérité, il s'impose lui-même. Car de facto, si son empire d'affaires est public, le pouvoir qu'il procure est privé. Ahmed Ouyahia travaille donc à reproduire la domination politique de la bureaucratie de l'Etat. Loin de toute rationalité économique. Noyé jusqu'au cou dans le conflit d'intérêts. Le pouvoir bureaucratique de l'Etat est-il sociologiquement reproductible dans la durée ? Non. Il est politiquement et biologiquement contingent. C'est pour cette raison même que tous les régimes qui sont construits sur cette seule ambition finissent par tomber dans un assourdissant fracas planétaire. Le capitalisme mondial aussi est au bord du gouffre. Parce que son système de pompage de valeur de la communauté des citoyens vers une minorité d'initiés, s'est emballé ces 20 dernières années. Son salut, s'il existe encore, passe par un retour urgent à un plus grand partage. En Algérie, l'ambition de faire un capitalisme performant avec des entreprises publiques indues occupantes dans tout nouvel investissement est aussi suicidaire que de vendre à crédit un pavillon 500 000 dollars à un chômeur de longue durée dans la banlieue sud de Chicago. Les subprimes de Ouyahia sont encore bien plus toxiques.