Aux origines des relations riches et complexes entre la presse et la littérature. -Vous venez de codiriger l'ouvrage collectif La Civilisation du journal*. Comment expliquez-vous l'essor prodigieux de la presse écrite au XIXe siècle ? Ces raisons sont multiples. Elles aboutissent, à la fin du XIXe siècle, à des tirages faramineux estimés à 9,5 millions d'exemplaires pour 322 quotidiens français à la veille de la 1re Guerre Mondiale. Des facteurs économiques et techniques expliquent cette performance : révolution industrielle, presses mécaniques de plus en plus performantes, invention des rotatives, mécanisation de la composition, développement des transports et des communications… On relève également des paramètres sociaux, politiques et culturels : hausses de l'urbanisation, de la scolarité et de l'alphabétisation, législation sur la presse plus libérale… Mais l'impulsion première vient sans doute de l'évolution des esprits : la révolution de 1789 a fait entrer la France et l'Europe dans un régime de l'événement et de l'actualité, engendrant une forte demande d'information encore alimentée par les révolutions et les guerres durant le XIXe siècle. Enfin, ne négligeons pas la croissance par l'offre. La diversification de la presse avec l'invention des grandes revues de culture générale, la création d'une presse magazine illustrée destinée à un lectorat de plus en plus large, le développement du reportage dans les quotidiens sont sans doute des facteurs décisifs. Enfin, la qualité littéraire et distractive d'une presse qui a constamment employé les plus grands écrivains du temps, pour des articles, romans-feuilletons et petites fictions, explique sans doute aussi l'achat régulier d'un ou de plusieurs journaux -Que pouvez-vous nous dire de l'apport de la presse à la littérature ? La presse a donné aux écrivains un revenu et leur a permis de vivre de leur écriture. Si beaucoup ont été des journalistes, au sens moderne du terme, comme Alexandre Dumas, Guy de Maupassant, Jules Vallès ou Gaston Leroux, tous se sont servis de l'espace périodique pour pré-publier leurs œuvres. L'espace du feuilleton, rez-de-chaussée du journal quotidien, a été le premier lieu de publication d'une très grande majorité des romans du XIXe siècle, tout comme la petite revue, à la fin du siècle, a offert un support aux poètes d'avant-garde. Pratiquement, tous les écrivains ont croisé de façon significative la route du périodique. Du coup, la presse a été le diffuseur et la matrice des principales innovations de la modernité littéraire. Elle a permis aux écrivains d'approfondir un autre rapport au réel, d'expérimenter des nouveaux rythmes temporels comme la quotidienneté, de faire l'expérience de l'écriture collective, de se confronter aux contraintes des tailles de la rubrique et surtout à l'expérience de la diffusion médiatique, laquelle a, notamment, provoqué un basculement global du mode discursif et argumentatif au mode narratif. Un grand nombre d'inventions littéraires essentielles sont dues totalement ou partiellement à l'essor de la presse : le roman réaliste et son rapport à l'actualité et au fait divers, l'écriture intime, le poème en prose, l'invention de la série et du cycle romanesque avec des œuvres-monde comme La Comédie humaine de Balzac ou Les Rougon-Macquart d'Emile Zola… -La presse aurait aussi modifié et transformé la vie des gens… Oui. Notre ouvrage est né de la conviction que la presse, en raison de sa production massive, de l'ampleur de sa diffusion et des rythmes nouveaux qu'elle imposait au cours ordinaire des choses, avait bouleversé absolument toute la société, que ce soit du côté du politique, de l'art, des sciences, du social, de la littérature. Il s'agit d'une mutation anthropologique majeure. Un des enjeux de La Civilisation du journal est d'évaluer le rôle de la presse et de son appropriation dans l'émergence des identités sociales, professionnelles, genres, politiques. Par ailleurs, certains phénomènes globaux découlent de la dissémination de la culture de la presse elle-même, c'est-à-dire d'un ensemble de réflexes, références et motifs qui composent l'imaginaire médiatique. On peut par exemple évoquer l'imaginaire de l'enquête omniprésent à la Belle Epoque à travers les séries d'interviews, le roman policier, ou les enquêtes sociales, l'imaginaire publicitaire ou encore la vulgarisation scientifique. Un des paradoxes d'ailleurs de cette culture médiatique, paradoxe bien analysé par les sociologues, est d'œuvrer, d'une part, à un vaste processus d'homogénéisation et de standardisation culturelles, tout en suscitant un mouvement inverse de diffraction, de dissémination, d'individualisation des comportements et des imaginaires. C'est ce double mouvement, standardisation et individualisation de l'imaginaire médiatique que nous avons voulu étudier. -Vous employez beaucoup le concept «d'histoire littéraire de la presse». Vous ouvrez ainsi un nouveau chantier... Ce concept est effectivement très important car il permet aussi de cerner les enjeux disciplinaires de ces études de presse. Mais il n'est peut-être pas dépourvu d'ambiguïté. Aussi, convient-il de prendre des précautions. Faire l'histoire littéraire de la presse, ce n'était pas proposer une approche monographique des écrivains-journalistes. Ce n'était pas non plus proposer une histoire réduite à la presse littéraire et aux petites revues, déjà objets de nombreuses études. C'est une histoire qui envisage, d'un point de vue littéraire, le phénomène médiatique en prenant en compte que, non seulement la presse a été le premier vecteur éditorial de publication de l'ensemble de la matière scripturale et iconique, y compris la littérature, mais que, plus largement, on constate – avec des modalités différentes selon les époques une littérarisation de la matière périodique. Le journal du XIXe siècle est souvent narratif et fictionnalisant. Il est composé de causerie, d'ironie, d'écriture intime, de résurgences de l'art du discours, comme le montre l'étude des différents genres journalistiques qui naissent ou se développent alors : la chronique, le reportage, le fait divers, l'interview, les petites formes blagueuses. L'expression «histoire littéraire de la presse» renvoie donc aussi à cette matière littéraire qui constitue le journal et permet de rappeler que, nous autres littéraires, avons une expertise particulière pour analyser cette matière du journal. Tel est le sens de la composition de l'équipe de La Civilisation du journal composée de littéraires autant que d'historiens. La direction du projet est assurée d'ailleurs par une équipe composée d'un historien (Dominique Kalifa) et de trois littéraires (Philippe Régnier, Alain Vaillant et moi-même), en fait de chercheurs qui ont toujours recherché le dialogue interdisciplinaire. -Vous avez créé avec des chercheurs canadiens le site «médias19.org». Un tel site peut-il concerner les universitaires algériens ? Le site est la continuation des chantiers ouverts par La Civilisation du journal. Avec cet ouvrage dont la composition a duré dix ans et qui a mobilisé 60 chercheurs, nous pensons que nous avons été au bout de ce que la recherche traditionnelle permet d'appréhender sur des corpus vastes comme un siècle de production journalistique. La tentation, maintenant, est d'aller plus loin et d'étudier la mondialisation médiatique qui existe dès le XIXe siècle. Pour cela, seul l'outil numérique et l'agrégation de multiples équipes nationales nous paraissent adéquats. Tel est l'enjeu de la plate-forme medias19 développée par Guillaume Pinson de l'université de Laval (Québec) en partenariat avec nous. Nous avons obtenu un important financement pour le développement de cette plate-forme, simultanément de la France (Agence nationale pour la recherche) et du Québec (FQRSC). Ce site comprend plusieurs projets : la publication d'éditions d'ouvrages (fictions et documentaires) portant sur l'univers médiatique ; une base de données autour de la petite presse ; l'élaboration d'un dictionnaire des journalistes francophones du XIXe siècle ; la publication de dossiers, colloques, ouvrages autour de la presse du XIXe au XXIe siècle. Ce site souhaite devenir la référence en francophonie : c'est pourquoi nous ouvrons un appel aux chercheurs algériens qui auraient notamment des archives, des actes de colloque à mettre en ligne sur la presse, ou des chantiers à nous proposer sur la presse algérienne francophone à s'adresser à nous. Des coopérations sont possibles et seraient bienvenues.
*Publication du centre RIRRA 21 (Représenter, Inventer la réalité du romantisme à l'aube du XXIe siècle) de l'université de Montpellier. Axe de recherche : histoire de la presse et relation avec la littérature.