Pendant que les Frères musulmans se concertaient pour décider du retrait ou non de leur candidat Mohamed Morsy du 2e tour des élections, quelque 3500 personnes occupaient la place Tahrir, hier soir vers 20h. Le Conseil constitutionnel avait décidé, dans la journée, de maintenir l'autre candidat, Ahmed Chafik. Le Caire (Egypte). De notre envoyé spécial
Très tôt jeudi matin, l'imposant palais de la Haute Cour constitutionnelle d'El Maâdi (sud du Caire) est pris d'assaut par des centaines de manifestants. Cependant, l'impressionnant dispositif militaire, mis en place la veille, les tient loin du palais. Des militaires en faction et des blindés bloquent tous les accès, dressant des barrages infranchissables. Les deux camps s'observent avec méfiance sous un soleil de plomb. Dès l'arrivée du fourgon militaire transportant les juges qui doivent statuer sur la constitutionnalité ou pas de la loi interdisant au candidat à la présidentielle, Ahmed Chafik, d'exercer ses droits politiques, la situation devient électrique. Les manifestants, essentiellement des membres d'organisations des jeunes de la révolution et de familles des victimes, scandent des slogans hostiles au candidat Ahmed Chafik et au Conseil suprême des forces armées (CSFA) qui dirige le pays depuis la chute de Moubarak. «Avec la présence de cet homme dans la course à la présidentielle, la révolution est menacée. Sa seule présence dans cette élection est une humiliation pour les martyrs. Ses mains sont tachées du sang de nos valeureux martyrs. Sa place est en prison», crie une mère en brandissant le portrait de son fils assassiné lors du soulèvement du 25 janvier 2011. Soutenue par un groupe de jeunes du Mouvement du 6 avril, fer de lance de la révolution égyptienne, la dame supplie les jeunes de poursuivre le combat «pour honorer le sang versé». Avec courage, elle galvanise les manifestants qui lancent des cris en direction des militaires. Les célèbres slogans de la révolution fusent de partout : «Yaskout hokm el askar» (Non au pouvoir des militaires), «Ya ndjib hakouhoum (les martyrs), ya nmoutou zayhoum» (Nous arrachons leurs droits ou nous mourrons comme eux), «Liberté, démocratie, justice sociale». Pendant ce temps, à l'intérieur du palais, la commission des juges se penche sur le dossier d'Ahmed Chafik. Tous les Egyptiens sont suspendus à leur décision. Rempart L'avenir politique immédiat du pays en dépend. Chafik, un ancien général de l'armée, est le dernier chef de gouvernement de Moubarak. A l'annonce de la tenue de l'élection présidentielle, il a enfilé son costume de civil pour se lancer à la conquête de la magistrature suprême. Et à la surprise générale, il a réussi à passer au second tour qui l'oppose au candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsy. Seulement, il était visé par une loi, votée par le Parlement en avril dernier, interdisant les anciens du régime de Moubarak de participer à la vie politique du pays. A la veille du premier tour de la présidentielle, il a introduit un recours auprès de la commission électorale qui a, à son tour, saisi la Cour constitutionnelle. Cette haute institution judiciaire statue sur la constitutionnalité des lois adoptées par le Parlement. Après près de quatre heures de débat, sortis pour délibérer, la tension à l'extérieur du palais de la Cour est à son comble. Les manifestants redoutent une décision permettant à Chafik de rester dans la course. «Nous faisons confiance aux juges, ils restent jusque-là un rempart contre les dérives du pouvoir, mais nous craignons un jugement en faveur de Chafik», appréhende Tamer, un animateur du Mouvement du 6 avril d'Alexandrie, venu au Caire spécialement pour assister au procès. Vers 14h, les juges reviennent dans la salle d'audience avec une décision consignée dans leur dossier. Un silence de mort règne; la sentence tombe. «Après délibération, la Haute Cour constitutionnelle déclare anticonstitutionnelle la loi interdisant aux plus hauts responsables de l'ancien régime de se présenter à la présidentielle», lance le président de la séance. «Militaires, traîtres !» L'assistance, composée essentiellement d'avocats, journalistes et officiers en civil, reste silencieuse. Abasourdie. Le candidat Ahmed Chafik reste donc dans la course. Dehors, une explosion de colère tourne à l'affrontement sous les cris «Militaires, traîtres !» et «La révolution continue». Les militaires ont reçu l'ordre de ne pas charger, pour éviter un débordement général à la veille de la tenue du second tour de la présidentielle. Des femmes, visiblement épuisées par la chaleur et attristées par le verdict, s'évanouissent. La décision de la Cour constitutionnelle fait rapidement le tour du pays. Des Egyptiens accrochés aux écrans de télévision dans les cafés sont déçus. Les partisans de Chafik célèbrent discrètement «une petite victoire». Les Egyptiens n'ont jamais été aussi divisés que lors de cette élection avec son lot de rebondissements. «L'union sacrée» des journées de la révolution a volé en éclats. A la célèbre place El Boursa (la Bourse), au centre du Caire, point de chute des jeunes activistes toutes tendances confondues, les polémiques tournent souvent à de violentes joutes verbales. «Vous vous êtes rendus complices du pouvoir militaire en acceptant le jeu du pouvoir», reproche une activiste à ses «amis», des Frères musulmans. «Nous devons faire bloc pour battre un candidat du régime», rétorquent-ils. Le Mouvement du 6 avril, visiblement dépassé par les événements, choisit, la mort dans l'âme, d'apporter son soutien au candidat des Frères musulmans, Mohamed Morsy. Mabtoulon «Nous devons choisir entre la peste et le choléra. L'urgence est de barrer la route au candidat du régime qui n'est autre que l'incarnation de Moubarak», déplore Karrem. Cependant, le candidat Chafik, honni par l'ensemble des forces de la révolution, dispose aussi de nombreux partisans. Il les puise essentiellement dans les rangs du PND dissous, des réseaux à l'intérieur du régime et aussi dans les campagnes du pays. «Il faut empêcher que le pays tombe entre les mains des réactionnaires des Frères musulmans. C'est un militaire, capable de rétablir l'ordre et la sécurité», tonne un fonctionnaire de la Banque d'Egypte. D'autres jeunes activistes, refusant le jeu électoral, ont lancé une campagne nationale «Mabtoulon» (boycott). Ils comptent organiser, les deux jours du vote (samedi et dimanche), une élection symbolique pour ceux qui boycottent pour rendre visible les Egyptiens qui ne se reconnaissent pas dans l'élection présidentielle. «On s'est fait avoir par les manœuvres politiques du pouvoir avec la complicité des partis traditionnels. On ne fait pas d'élection dans une situation révolutionnaire. Au processus révolutionnaire a succédé un processus réformateur qui va recycler l'ancien système sous un nouvel habillage», regrette Maher, animateur de la campagne pour le boycott. La rue égyptienne est plus que jamais partagée. La grande crainte des Egyptiens et des Egyptiennes est de voir leur révolution confisquée.