La place Tahrir a repris ses airs révolutionnaires. Des cortèges monstres convergeaient, hier en fin de journée, vers ce haut lieu de la révolution égyptienne pour dénoncer la mainmise de l'armée sur le pouvoir. Ils étaient quelque 50 000, les manifestants descendus en famille et venus des départements limitrophes au Caire. Le Caire (Egypte) De notre envoyé spécial
Les appels à battre le pavé étaient lancés par les mouvements de la jeunesse révolutionnaire, appuyés par les Frères musulmans. Mais d'autres mouvements pro-démocrates comme Kifaya, l'Alliance des jeunes de la révolution et les autres partis de la mouvance démocratique n'ont pas pris part à cette manifestation. Ils estiment qu'il s'agit d'une «mobilisation des Frères musulmans pour faire pression sur l'armée afin de négocier plus de prérogatives pour le président Morsy», a expliqué un dirigeant du mouvement Kifaya. Les classiques slogans «Yaskot yaskot hokm el asker» (à bas le pouvoir de l'armée), «Ethawra moustamira» (la révolution continue) fusent de partout et font trembler Le Caire. La dissolution du Parlement, la proclamation d'une déclaration constitutionnelle «complémentaire» et la constitution d'une nouvelle commission constituante que l'armée s'apprête à nommer ont provoqué la colère des Egyptiens, notamment les Frères musulmans.
Les manifestants condamnent «un coup d'Etat constitutionnel». Les manifestants exigent «l'annulation» de toutes ces décisions ; ils veulent un Président avec les pleins pouvoirs. Le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), bras politique de la confrérie qui dominait le Parlement, est sorti «déplumé» par les récentes mesures prises par le Conseil suprême des forces armées (CSFA). La manifestation d'hier était une démonstration politique pour faire barrage à l'hégémonie de l'armée, mais surtout pour tester les capacités de la rue à mobiliser. «La révolution est en danger, l'armée ne va pas rendre le pouvoir à une autorité civile élue», criait le carré du Mouvement du 6 avril.
La mobilisation d'hier intervient alors que la polémique entre les deux candidats à la présidentielle, Mohamed Morsy et Ahmed Chafik, a franchi un nouveau cap. Les deux camps se déclarent une «guerre» par conférences et communiqués interposés. Alors que les Frères musulmans ont publié un livret où ils donnent les résultats des élections de tous les bureaux de vote du pays, les partisans du candidat du régime, Ahmed Chafik, dernier Premier ministre de Moubarak, refusent de reconnaître la victoire du candidat islamiste. Ils affirment même que c'est leur candidat qui a gagné l'élection présidentielle avec une avance de 160 000 voix sur Morsy. Une véritable guerre de tranchées est engagée, alors que la Commission électorale hésite à annoncer les résultats officiels ; elle devrait le faire demain. De nombreux acteurs politiques locaux craignent «une manipulation des résultats au profit du candidat du régime», ce qui pourrait provoquer un conflit violent entre l'armée et les Frères musulmans. Ces derniers restent toutefois confiants quant à la confirmation de leur victoire. «Nous sommes convaincus que la victoire est de notre côté et la commission électorale va le confirmer demain», a confié Essam El Ariane, un dirigeant des Frères musulmans. En début de soirée d'hier, le quotidien officiel donnait Mohamed Morsy gagnant avec plus de 13 millions de voix contre 12 millions de voix obtenues par le général Ahmed Chafik. En somme, le processus de transition démocratique en Egypte traverse l'une de ses phases les plus difficiles. L'armée, qui se trouve au cœur du système politique dans ce pays qui pèse 80 millions d'habitants, n'accepte pas de céder le pouvoir de gaîté de cœur à un Président issu pour la première fois en dehors de ses rangs.
Depuis la Révolution des officiers libres, l'Egypte est dirigée par un militaire. Mohamed Naguib, Gamal Abdenasser, Anouar Es Sadate et Hosni Moubarak étaient tous des officiers de l'armée. Mohammed Morsy est le premier civil qui accède à la magistrature suprême en Egypte. Mais en réalité et au regard du reverrouillage institutionnel opéré par le Conseil militaire, cela permet de donner au pays une façade civile ; le pouvoir réel reste entre les mains des militaires.