Ils ont attendu plus de huit décennies pour voir réaliser un «rêve» impossible. Les héritiers de Hassan El Benna emmènent la confrérie de Frères musulmans – fondée en 1928 – au pouvoir au terme d'une élection présidentielle des plus incertaines et d'une révolution qui a changé le cours de l'histoire de l'Egypte. De notre envoyé spécial au Caire (Egypte) Ils ont cru en leur chance malgré «les manœuvres dilatoires» des militaires durant toute la période précédant le second tour de la présidentielle. Sans attendre l'annonce des résultats officiels, c'est le candidat du Parti de la liberté et de la justice, bras politique de la Gamaâ, Mohammed Morsy, qui est venu en personne, hier à 4h du matin, devant ses partisans massés à l'intérieur du QG de campagne à Gizeh, revendiquer la victoire. Entouré de ses lieutenants, visage grave, Morsy monte sur la tribune pour annoncer «la bonne nouvelle». Les premières phrases sont pour rassurer : «C'est une victoire de notre pays pour un Etat égyptien civil, national, démocratique, constitutionnel et moderne.» «C'est une victoire des musulmans et des chrétiens», a-t-il encore ajouté. Morsy s'est présenté comme «le frère et le père» de chaque Egyptien. Essam El Ariane, un des dirigeants des «Frères», qui a séjourné plusieurs fois dans les geôles de Moubarak, est visiblement très ému. «C'est un moment historique. Nous n'avons jamais pensé qu'il viendrait le jour où on vivrait de tels moments. Je revois toutes les années de répression, de torture, nos frères assassinés. Le mérite revient à la jeunesse égyptienne qui a fait une révolution emblématique», confie ce professeur de médecine. A peine son discours terminé, ses partisans envahissent la place Tahrir sous les cris «Musulmans, chrétiens, une seule main», réveillant Le Caire d'un sommeil profond. Le candidat Morsy a revendiqué une victoire de 52% des suffrages exprimés contre 48% pour son adversaire Ahmed Chafik. En annonçant sa victoire, Mohammed Morsy s'est basé sur les résultats des dépouillements de plus de 96% des bureaux de vote que les militants de son parti ont remontés au QG de campagne, avant même qu'ils n'atterrissent chez la Commission électorale. Ils ont fait leur propre décompte. C'est dire les capacités organisationnelles de la confrérie. L'annonce de la victoire fait le tour du pays telle une traînée de poudre. Le candidat malheureux, Ahmed Chafik, a aussitôt réagi à la déclaration de Morsy, lui contestant la victoire. Son équipe de campagne a accusé le candidat des Frères musulmans de vouloir «usurper la présidence». Et assure que c'est bien Ahmed Chafik «qui est arrivé en tête avec 51,5 à 52% des suffrages». Très tôt dans la journée, à mesure que la victoire de Morsy se précise, le camp de Chafik revoit sa position, se contentant simplement de «déposer des recours dès aujourd'hui» sur d'éventuels cas de fraude. La commission électorale a promis un recomptage de toutes les voix obtenues par les deux candidats en cas de recours de l'un des deux candidats. Mais le syndicat des magistrats a confirmé l'avancée du candidat des Frères musulmans sur Ahmed Chafik. L'annonce officielle des résultats est attendue jeudi prochain, selon la commission électorale. Le Conseil suprême des forces armées, qui dirige le pouvoir depuis la chute de Moubarak, a réaffirmé sa volonté de remettre le pouvoir au président élu la fin du mois. «Nous ne nous lasserons jamais de rassurer tout le monde que nous remettrons le pouvoir avant la fin juin», a déclaré, hier à la télévision, le général Mohamed Al Asser, membre du CSFA, promettant «une grande cérémonie de passation de pouvoir». Un pouvoir que beaucoup d'observateurs et acteurs politiques estiment «limité». Le Conseil militaire en introduisant, avant-hier, quelques réaménagements dans la déclaration constitutionnelle, conforte leur mainmise sur le pouvoir. Les quatre nouveaux articles introduits concèdent aux chefs militaires le pouvoir législatif, le pouvoir de former la Commission constituante que sera chargée de rédiger la nouvelle Constitution, et surtout ils attribuent aux militaires le poste de chef suprême des forces armées. Un poste qu'occupait jadis le président de la République. «C'est un président sans la présidence», constate le politologue Hassan Nafaâ. Anges ou démons Mais politiquement et symboliquement, les Frères musulmans viennent de réaliser une victoire sur l'histoire, celle qui les a enfermés dans une spirale de répression infernale. Quel est le cadre des Frères qui n'a pas connu les affres des bagnes du régime de la dictature ? Depuis Nasser jusqu'au dernier jour du règne de Moubarak. Leur organisation était interdite, leurs militants sont pourchassés et persécutés en permanence. Seront-ils alors ceux qui vont remettre l'Egypte sur le chemin de la démocratie, de la justice et des libertés ? Leur victoire n'a pas manqué de susciter craintes et inquiétudes chez des franges de la société égyptienne. Malgré leur discours rassurant sur les libertés individuelles, il n'en demeure pas moins que leur tendance au conservatisme et leurs velléités à «moraliser» la vie publique restent le socle idéologique de la confrérie. «De nombreux artistes, des femmes et des chrétiens ont voté pour le candidat Ahmed Chafik non pas par adhésion à sa vision, mais par peur d'un président issu des Frères musulmans. Les assurances de Morsy, un homme moderne qui a vécu 16 ans aux Etats-Unis d'Amérique où il a effectué ses études, sauf qu'il demeure l'otage d'une pensée, d'un formatage idéologique duquel il lui sera difficile de se soustraire», analyse Dhiya Rachwane, spécialiste des mouvements islamistes en Egypte. Le passage éphémère des Frères musulmans au Parlement n'a pas laissé de quoi rassurer. Leurs députés se sont empressés de voter des lois «réactionnaires». Ils préparaient des projets de loi «modifiant les lois sur la famille pour retirer aux femmes le droit de divorcer et priver la mère de la garde des enfants». Un projet de loi «réprimandant les sites de la diffusion de la pornographie, qui viserait en réalité les sites politiques et les activistes du Net», estime un blogueur. Quelque temps avant la dissolution du Parlement, les députés islamistes préparaient une loi condamnant de mort toute insulte au Prophète, et d'une autre transformant la Banque centrale en banque islamique. De quoi effrayer. Mais les forces révolutionnaires se disent «vigilantes» et «restent mobilisées» contre d'éventuelles dérives despotiques. Le Mouvement du 6 avril, qui a pourtant appelé à voter Morsy, déclare qu'il se battra contre toute menace qui touchera la démocratie et la liberté. Sans doute, la victoire de Morsy n'est pas l'aboutissement de la révolution. «Le chemin reste encore long. D'autres conflits éclateront inévitablement entre les Frères au pouvoir et les forces de la révolution. L'essentiel était d'empêcher le retour au pouvoir de Moubarak en éliminant Ahmed Chafik. Morsy doit savoir que nous serons à l'affût et le cœur de la révolution reste palpitant. La place Tahrir n'est pas jamais loin», met en garde le Mouvement du 6 avril.