Dans un coin du salon d'honneur de la Safex aménagé dans le hall principal, le général Toufik, entouré de quelques hauts gradés, devise allègrement avec des journalistes. Oui, oui, oui, vous ne rêvez pas. Le général Toufik himself est là. Il se promène dans les allées de l'expo et se mêle à la foule des visiteurs avec une suave décontraction. Il se laisse même mitrailler par une ribambelle de photographes qui accoururent en apprenant la nouvelle pour l'immortaliser dans un cliché qui viendrait enfin mettre un visage sur le nom du mythique Mohamed Mediène, un nom qui a longtemps hanté et hante encore les coulisses du pouvoir sans jamais daigner se montrer au grand jour. Et là, pour la grand-messe de l'Armée nationale populaire, il a fait un effort. A la surprise générale, il a décidé de quitter son bunker et faire le déplacement aux Pins maritimes. Le colonel Faouzi, celui que l'on présente comme le «gourou» de la presse, ne le quitte pas d'une semelle. A un moment donné, coup de théâtre : un jeune du Mouvement de la jeunesse indépendante pour le changement (MJIC) prend son courage à deux mains et interpelle le major avec véhémence pour l'ensemble de son œuvre. Et le sieur Toufik, placide, impassible, de se laisser faire avec une rare munificence. Il écoute humblement son impertinent apostropheur en hochant la tête et repousse ses gorilles à l'instant où ils allaient fondre sur le militant téméraire pour lui régler son compte. Il encaisse stoïquement la salve de griefs qui lui arrosent la figure. Il bafouille quelques mots convenus d'une voix calme avant de prendre congé de l'assistance. Et il n'y a eu ni mort, ni blessé, ni arrestation à déplorer. Vous l'aurez compris : ce ne sont là que de pures élucubrations de politique-fiction qui eussent pleinement trouvé leur place dans un canular de 1er avril. Une fois de plus, les photographes sont rentrés bredouilles sans le scoop du siècle. «Le DRS a été détourné de sa vocation» Mais il n'est pas interdit de rêver. Oui. On peut toujours rêver d'une armée qui jouerait jusqu'au bout le jeu de l'ouverture et de la transparence. Un petit stand pour commencer, avec un écriteau déclinant le sigle «DRS», fût-il confié à un simple caporal. Au lieu de quoi, nous avons eu droit à une belle opération de charme, mais avec ce goût d'inachevé, nos aimables hôtes n'ayant pas cru bon de pousser le show jusqu'à nous sortir de leur chapeau l'énigmatique faiseur de rois. Lahouari Addi le rappelait encore sans ambages dans une récente interview accordée à El Watan : l'armée est la source du pouvoir en Algérie. «Etant source de pouvoir, l'armée est impliquée dans le champ politique sans qu'elle le reconnaisse officiellement. Elle a un parti qui dispose de tous les moyens de l'Etat, et qui surveille son personnel et ceux qui le menace. Ce parti, c'est le DRS qui est à l'origine un service d'espionnage et de contre-espionnage détourné de sa mission première. Pour le militaire algérien, la politique, c'est de l'espionnage et du contre-espionnage. Le DRS a été détourné de sa vocation qui est la défense et la sécurité du pays contre l'ennemi étranger. Il a été transformé en police politique qui défend les intérêts du régime et de son personnel, surveillant l'opposition, les syndicats, les journalistes. (…) Celui qui détient cet instrument tentaculaire exerce le pouvoir réel en Algérie. Mais ce pouvoir n'est pas constitutionnel. Il est même illégal.» Et de préconiser : «Pour changer cette situation, le DRS doit revenir à sa vocation : être un service d'espionnage et non une police politique.» (Supplément El Watan du 5 juillet 2012). On connaît au demeurant l'argument massue de Toufik & Co. : par la nature même de sa mission, le DRS doit rester invisible dans la société. C'est le syndrome de la clandestinité hérité, argue-t-on, de la guerre de Libération nationale. Cela nous rappelle surtout le culte du secret et le syndrome de la «complotite» inhérent à tous les régimes autoritaires. Au moment où l'ANP brandit avec insistance le leitmotiv de la modernisation de ses unités, il ne serait pas anodin, nous semble-t-il, d'intégrer dans le package un changement de doctrine dans le fonctionnement du DRS. On a vu comment les appareils de sécurité de la région, et qui se revendiquent du même paradigme conceptuel, ont été balayés par les insurrections arabes. La modernité voudrait que les partis politiques, la société civile, les corps intermédiaires soient traités comme des partenaires et non comme un ennemi potentiel dont il faut traquer la moindre peccadille. Un changement de paradigme s'impose. Le DRS doit cesser de voir derrière chaque manifestant la main de l'OTAN et derrière chaque Algérien libre l'ombre de BHL. Le jour où l'ANP libérera le pouvoir… Mais le DRS persiste et signe, et il vient de le rappeler très clairement à l'occasion de cette manifestation : il n'a nullement l'intention de changer ses habitudes. Et il n'entend guère se cantonner dans sa vocation originelle. Par ricochet, l'institution militaire n'est pas près de «décoloniser» le pouvoir. Au final, nous nous retrouvons avec une armée à deux têtes. Une étrange configuration de l'establishment militaire confinant à la schizophrénie, avec, d'un côté, une hyper communication des structures purement «techniques» de l'ANP, et de l'autre, une totale discrétion (en apparence seulement) des éléments les plus influents de sa chaîne de commandement. Sinon, comment expliquer que toutes les structures du MDN soient représentées à la Safex sauf le DRS ? Cela vient à corroborer l'idée que c'est une armée dans l'armée, une officine occulte qui échappe à tout contrôle, qui n'obéit à aucun chef, ni le ministre délégué à la Défense, le général Guenaïzia, ni le supposé chef suprême des armées, le président Bouteflika. Le juriste Madjid Benchikh le soulignait très justement au dernier colloque d'El Watan : «Dans la pratique, aucun président n'a été élu sans avoir été au préalable désigné par le commandement militaire.» Comme le dit Lahouari Addi, nous avons affaire à un service agissant en dehors de la Constitution. En dehors de toute légalité. Un service qui préfère rester tapi dans l'ombre et tirer les ficelles, et dont le patron continue à snober outrageusement les Algériens, lui qui se refuse à toute vie publique, à toute apparition officielle, même dans les moments les plus cruciaux de notre histoire contemporaine. L'image est, en effet, frappante en se promenant entre les stands de cette expo de l'ANP : le décalage sidérant entre l'armée comme institution de l'Etat, ayant une mission constitutionnelle bien définie, avec ses hommes et ses femmes, des Algériens comme nous, des gens «normaux» qui ont leurs opinions, leurs rêves, leurs frustrations et leurs colères. Et puis cette armée des coulisses, avec ses coteries, ses clans, ses démiurges, ses thaumaturges, ses «décideurs», son «cabinet noir», et qui refuse obstinément de rendre des comptes. C'est précisément cette dichotomie déroutante qui agace l'opinion. Peut-être l'autre armée se résoudra-t-elle à sortir de l'ombre un jour ? En tout cas, le meilleur service que l'ANP, cette «digne héritière de l'ALN», puisse rendre au peuple algérien en ces festivités du cinquantenaire, c'est de «décoloniser», oui, de libérer définitivement le pouvoir. En commençant par écarter le «parti DRS» de la présidentielle de 2014. Mais il est à craindre qu'il ne faille attendre encore cinquante ans avant que ce vœu pieux n'enlève sa casquette…