Ma question traite d'architecture. Architecture du «pouvoir» algérien, s'entend. Un demi-siècle après l'indépendance, la «question» du pouvoir, sa carte d' identité, son adresse (IP), son mode de sélection (de reproduction), sa logique, ses références, sa légitimité, hantent l'imaginaire collectif, demeurent un mystère pour nombre d'Algériens. «Qui est le pouvoir ?», est probablement la question de ce cinquantenaire. «Toufik», les «généraux», le «cabinet noir», les «décideurs», la «junte militaire», le «DRS», «la Présidence», les «lobbys», la «mafia politico financière»... le «pouvoir», se fait appeler (traiter) de tous les noms, mais refuse toujours de désigner son centre de gravité, de s'assumer publiquement. Vous, vous avez beaucoup écrit sur le système politique algérien, pouvez-vous dire où se situe le pouvoir et qui l'exerce ? C'est une question récurrente en Algérie et le fait qu'elle soit posée publiquement indique que les Algériens ont le sentiment que le président de la République n'a pas le pouvoir que lui confère la Constitution. En tant que sociologue, je vous réponds non pas par des informations mais par une analyse. Le système politique algérien a une histoire d'où il tire sa rationalité. Pour savoir où se situe le pouvoir, il faut analyser ce système politique et se demander qu'est-ce que le pouvoir ? Commençons par cette dernière question. Le pouvoir est un organe que se donne toute collectivité humaine pour faire face à un éventuel ennemi extérieur ou à une menace de désordre intérieur (fitna). Pour conjurer ces deux défis et avoir de l'autorité, le pouvoir a besoin d'une légitimité sans laquelle les membres de la collectivité ne lui obéiraient pas. Dans le passé, la légitimité était extérieure au groupe et se cristallisait dans un garant méta-social pour reprendre le concept du sociologue Alain Touraine. En un mot, le pouvoir provenait de Dieu et était sacré. Ce sont les chorfas (descendants du Prophète) ou les «mrabtine» qui avaient la légitimité pour exercer le pouvoir dans la société traditionnelle algérienne. A la différence du Maroc, et pour des raisons historiques, le pouvoir en Algérie aujourd'hui ne procède plus de cette légitimité traditionnelle. Dans l'ALN, il y avait des officiers qui avaient comme subalternes des maquisards issus de familles chorfas ou maraboutiques. L'ALN a modernisé la conception de l'autorité en Algérie. Mais à l'indépendance, la légitimité historique a prévalu, ce qui a re-sacralisé le pouvoir non pas en référence aux chorfas mais en référence aux martyrs. La source du pouvoir en Algérie, ce sont les martyrs sur lesquels l'armée a le monopole. Ce n'est pas en soi une aberration si l'armée s'était peu à peu retirée pour aider à l'établissement de l'Etat de droit. Malheureusement, ce n'est pas le cas et le système politique semble figé dans le modèle où l'armée détient la légitimité et délègue l'autorité à des civils qu'elle charge de diriger l'administration gouvernementale. Or, les civils, que l'armée attire comme des mouches, sont souvent des opportunistes à la recherche de privilèges, d'où cette incapacité de l'Etat et cette corruption devenue endémique. Etant source de pouvoir, l'armée est impliquée dans le champ politique sans qu'elle le reconnaisse officiellement. Elle a un parti qui dispose de tous les moyens de l'Etat et qui surveille son personnel et ce qui le menace. Ce parti c'est le DRS qui est à l'origine un service d'espionnage et de contre-espionnage détourné de sa mission première. Pour le militaire algérien, la politique c'est de l'espionnage et du contre-espionnage. Le DRS a été détourné de sa vocation qui est la défense et la sécurité du pays contre l'ennemi étranger. Il a été transformé en police politique qui défend les intérêts du régime et de son personnel, surveillant l'opposition, les syndicats, les journalistes, etc. Il contrôle le champ politique et les corps intermédiaires par la légalité administrative, par la répression, quand c'est nécessaire, et aussi par la corruption. Celui qui détient cet instrument tentaculaire exerce le pouvoir réel en Algérie. Mais ce pouvoir n'est pas constitutionnel, il est même illégal aux yeux de la Constitution. Cela favorise la formation de clans au sein de la hiérarchie militaire et aussi des clans dans le DRS. Forcément, puisque c'est un parti politique, il y a alors des tendances. Les fonctionnaires du DRS sont des Algériens comme les autres et ils ont leurs propres opinions politiques. Il y a parmi eux des démocrates, des islamistes, des laïques, des libéraux, des berbéristes et aussi des opportunistes. Des courants politiques apparaissent et forment des clans qui se concurrencent dans les limites de la sauvegarde du régime. Il n'y a pas un leader qui émerge, un homme qui s'impose à tous, d'où l'anarchie au sommet de l'Etat. C'est pourquoi, cette question (qui détient le pouvoir ?) est récurrente. Même le général Médiène dit Tewfik n'a pas l'intégralité du pouvoir. Il s'adapte au rapport de force entre les clans, et c'est ce qui explique sa longévité. Est-ce que Bouteflika a du pouvoir ? Il a des capacités de nuisance et sollicite les appuis de clans contre d'autres. Parfois, il joue au chat et à la souris avec les généraux, mais sur les questions de souveraineté, il ne décide pas. En politique, ou bien le chef a du pouvoir ou bien il ne l'a pas. Il n'existe pas de situation de 3⁄4 de chef. Machiavel a produit des réflexions indépassables sur ce sujet. Cet écran de fumée permanent, entretenu autour des centres de pouvoir est-il dû au culte du secret, hérité d'un mouvement national aux pratiques martiales, travaillé qu'il est par des décennies de clandestinité. Où est-ce juste l'expression d'un fonctionnement calqué sur le modèle de la mafia et où l'opacité, le cloisonnement, l'omerta sont des règles de survie ? Elle provient de l'histoire qui a fait que l'Algérie a créé une armée qui a créé un Etat. L'armée a une légitimité qui provient de l'histoire. Il faut rappeler que le courant qui a détruit l'Etat colonial, c'est le PPA-MTLD, devenu FLN en 1954. Or, ce courant avait deux organisations depuis 1947 : l'une légale, participant aux élections (MTLD) et l'autre clandestine (PPA ou OS) subissant les rigueurs de la répression de la police coloniale. Ce sont les clandestins de l'OS qui avaient la légitimité : Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf... Cette division ne disparaît pas avec la guerre de libération et se renforce avec l'opposition entre civils et militaires et ensuite GPRA et état-major de l'ALN. A l'indépendance, ce sont les militaires qui prennent le pouvoir et le schéma se remet en place avec l'opposition Ben Bella/Boumediène. Après 1965, Boumediène fusionne les pouvoirs réel et formel dans sa personne. Kasdi Merbah ne contrôlait pas Boumediène. A la mort de celui-ci, le colonel Chadli Bendjedid est désigné, et les militaires ont essayé d'institutionnaliser le pouvoir et d'obéir à la Constitution dans le cadre du système du parti unique. Le Conseil de la révolution a été dissous et Chadli voulait être «un président normal». Mais les réformes qu'il a engagées avec Hamrouche après 1988 n'étaient pas soutenues par l'armée et celle-ci lui a demandé de se retirer en janvier 1992 pour annuler les élections législatives. Le système est retombé dans son défaut originel et, depuis, la hiérarchie militaire a montré qu'elle détient la légitimité politique sans le cacher. C'est elle qui décide sur les questions de souveraineté. C'est Boudiaf qui, le premier, a utilisé le mot «décideurs» pour désigner les généraux qui l'ont investi chef d'Etat. Ce sont les décideurs qui ont décidé de nommer Bouteflika. Les décideurs sont quelques généraux politiques dont nous ne connaissons ni le nombre ni les noms. Ils se concertent clandestinement et décident sur les grandes questions. L'Algérie est le seul pays au monde où le pouvoir est caché, clandestin. C'est là la cause profonde de la crise multiforme de la société algérienne dont l'Etat est dirigé par des anonymes qui se cachent derrière la tenue de l'armée. L'Etat algérien souffre du syndrome de l'OS, et les militaires ont besoin d'évoluer pour aider à la construction de l'Etat de droit. Ils doivent comprendre qu'une armée est plus forte et mieux intégrée à la communauté nationale lorsque les institutions sont légitimes. Pour changer cette situation, le DRS doit revenir à sa vocation : être un service d'espionnage et non une police politique. Pour cela, ses fonctionnaires doivent cesser de se prendre pour les militants de l'OS. Marx dit que lorsque l'histoire se répète, la première fois, elle est tragique, et la seconde fois, elle est tragi-comique. Si le DRS revient à sa fonction première, la corruption diminuera de moitié en Algérie. * Dernier ouvrage : Algérie : chroniques d'une expérience de modernisation postcoloniale, éditions Barzakh, Alger, 2012 Mohand Aziri Nombre de lectures: Error gathering analytics data from Google: Insufficient quota to proceed.