Combien de fois faudra-t-il encore le dire qu'une régulation effective du marché des produits alimentaires requiert une maîtrise du circuit à tous les niveaux, en amont et aval de la production. Faute de quoi, le consommateur, tout autant que le producteur sont condamnés à subir les retombées des fluctuations perpétuelles du marché. La situation actuelle du marché des produits agricoles frais en est la parfaite illustration. Bien que les périodes de grandes tensions soient passées, les prix des produits de large consommation connaissent une flambée générale qui n'est pas près de s'estomper. Sur le marché de détail, la pomme de terre dépasse le cap des 50 dinars/kg, la tomate à 80 DA, la courgette à 150 DA et le haricot vert oscille entre 200 et 250 DA. Ces hausses perdurent depuis quelques semaines déjà. Ainsi, après les périodes de chute drastique des prix qui mettent en jeux les revenus des producteurs, la conjoncture est à la hausse des prix qui met en péril les bourses moyennes. Cette tendance, constatée au niveau des marchés du centre du pays, est identique au climat enregistré dans diverses régions du pays. Ainsi, le marché est loin d'atteindre le stade de stabilité escompté par les responsables du secteur à travers la nouvelle démarche de régulation du marché des produits alimentaires. Dès lors, quelle mission pourrait être assignée au Syrpalac (système de régulation des produits agricoles de large consommation) si le marché demeure en proie à une telle fébrilité ? Producteurs et experts en la matière se posent avec récurrence cette question en tout cas. Pour ce qui est de la pomme de terre, il y a quelques mois, les services du ministère de l'agriculture et du développement rural tablaient sur une production de près de 4 millions de tonnes pour la saison en cours. Un niveau reflétant une amélioration relativement appréciable par rapport à l'année dernière sur le plan quantitatif. En revanche, il ne suffit pas d'améliorer les rendements pour déclarer le défi entièrement relevé. Un autre challenge s'impose. En l'occurrence, celui de la distribution et de la préservation des revenus des producteurs. C'est dans cette perspective d'ailleurs que le Syrpalac a été mis en œuvre en 2008. Mais, dans la pratique, le système en question ne semble pas être la solution idoine pour protéger le marché, tenant compte des multiples embûches qui se posent au niveau du stockage et/ou de la distribution. L'on se rappelle, il y a quelques mois, lors de la campagne de récolte en juillet dernier, les producteurs de pomme de terre de la wilaya Bouira dénonçaient l'attitude affichée par les responsables locaux, dont la DSA (direction des services agricoles) et la chambre de l'agriculture de wilaya, qui, estiment-ils, «n'ont pas daigné accompagner les producteurs pour assurer le stockage dans de bonnes conditions des rendements appréciables de cette saison». L'autre tare dénoncée par les producteurs, c'est l'apparition d'une catégorie de prédateurs qui semblent constituer le lobby de la pomme de terre. A cet égard, les producteurs de Bouira affirment que «certains collecteurs nous proposent un prix dérisoire pour acheter toute la production, et certains agriculteurs ont déjà livré leur récolte à ces propriétaires privés, et ce, pour éviter des pertes». La production totale de pomme de terre dans la wilaya de Bouira a dépassé le cap d'un million de tonnes cette saison. Contrebande Ces brefs rappels ne sont pas moins importants afin de pouvoir cerner la problématique dans son ensemble. Au niveau des marchés, une thèse fait l'unanimité au sein des acteurs du secteur lorsqu'il s'agit des raisons de la flambée actuelle : la production locale est insuffisante, ce qui s'explique par la diminution de l'offre par rapport à la demande comparativement aux saisons précédentes. D'autres voix évoquent la piste de la contrebande. Sinon, comment admettre des insuffisances au niveau de l'approvisionnement du marché en produits frais alors que la production n'a pas connu des baisses apparentes. En revanche, depuis l'éclatement des crises au niveau des pays voisins, la Tunisie et la Libye en particulier, le marché national de produits de large consommation ne cesse d'enregistrer des fluctuations cycliques. Ce qui confirme la thèse des lobbies de la contrebande qui font des frontières terrestres de véritables passoires. Les spécialistes de l'économie rurale et des systèmes de production, eux aussi, analysent la situation dans ses différents aspects. C'est ainsi que le chercheur Omar Bessaoud, lorsqu'il a été interrogé sur la problématique des fluctuations que subit le marché des produits agricoles, estime que la question doit se poser à un double niveau : Primo, il y a l'aspect théorique qui renvoie aux fondamentaux de l'économie agricole et qui fait que «les économistes mettent en évidence le caractère particulier des marchés agricoles qui, par définition, sont instables en raison des aléas naturels, dont le climat et les maladies. Une surproduction provoque la baisse des revenus des agriculteurs et, à l'inverse, une baisse brutale de la production entraîne une hausse brutale des prix, préjudiciable aux consommateurs», allusion faite à la fameuse loi de King. Pour M. Bessaoud, le cas de la pomme de terre illustre bien cet état de fait tenant compte de la fébrilité de l'offre et la demande du produit. En conséquence, «l'instabilité justifie les interventions de l'Etat pour encadrer les prix des produits agricoles et alimentaires et réguler l'offre, (stockage, importation ou déstockage selon les cas). Elle (l'instabilité du marché, ndlr) a été à l'origine du système coopératif dans les pays capitalistes, car les producteurs ont également cherché à se protéger contre les fluctuations du marché et les pratiques spéculatives qu'elles engendraient en s'organisant et en coopérant entre eux.» Les vulnérabilités perdurent Le second volet auquel renvoie la question de la régulation du marché des produits agricoles, selon M. Bessaoud, se pose sur un plan pratique admettant que «démonstration est faite depuis longtemps ailleurs que l'organisation des producteurs est un moyen efficace de coordination et de contrôle de la production, et que l'absence d'un réseau coopératif est un facteur aggravant des crises agricoles (pénurie ou excédent de l'offre) et d'instabilité des marchés des produits agricoles. Je dis bien aggravant, car il faut bien noter que la production des légumes (pommes de terre, oignons, ails, tomates…) et de fruits (raisins de table, pommes, pastèques ou melons) a été en hausse constante, une hausse résultant, il faut le souligner, plus d'un accroissement des surfaces irriguées ou des nouvelles plantations, que d'un progrès de la productivité du travail. Pour les produits de base (blé, lait et huiles alimentaires), la crise est mondiale et d'autres facteurs interviennent, comme la baisse des stocks mondiaux, la spéculation boursière, la hausse des prix de transport due au prix de l'énergie et les biocarburants. Le désarmement des politiques publiques nationales, encouragé par le crédo libéral - alors que les politiques publiques se renforcent dans les pays capitalistes - a neutralisé les capacités d'anticipation des Etats pour faire face à la crise agricole.» En définitive, face à un tel constat, ce spécialiste met en garde que «pour les produits stratégiques, l'Algérie sera encore vulnérable, car l'offre nationale sera toujours en deçà des besoins pour des raisons qu'il est facile de deviner, dont la pénurie de terres, d'eau, absence d'innovations techniques, aléas climatiques et défaillance des politiques publiques». En tout cas, la mobilisation au haut niveau du secteur renseigne bien sur les appréhensions que suscite l'évolution de certaines filières stratégiques. A titre indicatif, depuis le début du mois en cours, le ministre de l'agriculture et du développement rural a tenu deux réunions avec le comité interprofessionnel de la filière pomme de terre et autres représentants d'acteurs intervenant dans les divers circuits de la filière.