Le désormais ex-marché informel de Bachdjarrah était l'un des plus importants de la capitale. Il a été éradiqué fin août dans la foulée d'une vaste opération de police visant les grands marchés informels d'Alger. Les vendeurs «clandestins» de Bachdjarrah lancent un SOS aux autorités pour leur trouver une solution, sachant que ce marché faisait vivre des centaines de familles. Zeyrouna» (ils nous étouffent), «nous sommes sous pression», «la coupe est pleine», «dirouna hall, qalbna rahou maâmar». Ces mots revenaient en boucle, hier, dans la bouche de Mohamed, Mounir, Moumouh, Lyès, Sid Ali et Ennemss, tous vendeurs clandestins au désormais ex-marché informel de Bachdjarrah. IInstallé dans les interstices du quartier Bachdjarrah 1, notamment le long des rues Marseille et Barbès, le marché en question était sans doute l'un des plus importants de la capitale. Eradiqué fin août à la faveur d'une grosse opération de police, une ambiance des plus tendues y était perceptible hier, près d'un mois après cette opération. Plusieurs camions de police quadrillaient les lieux et, tous les dix mètres, on pouvait apercevoir deux à trois policiers en faction, casque et matraque accrochés à la ceinture, prêts à bondir au moindre mouvement de foule. Des 4x4 et autres fourgons bleus étaient également postés dans toutes les artères. «Regardez, on dirait Ghaza !» fulmine Mohamed, 21 ans. Mohamed gagne sa vie en revendant de l'or cassé. Il témoigne : «On ne travaille plus. On vend à la sauvette. Ça devient insoutenable. Même à bord d'une bouée, je quitterai ce pays, je n'en peux plus !» Mohamed et ses amis du même filon ont trouvé la parade pour déjouer la forte surveillance policière qui les empêche de vaquer à leur business : ils se tiennent devant un buraliste, un «oulid el houma» de confiance. Cela leur sert de couverture. Officiellement, ils tiennent les murs. Une femme passe et voilà un «kech ma techri, kech ma t'biî, khti» qui fuse «skimi». Une dame finit par céder. On l'invite à entrer dans la petite échoppe. «Voilà comment on travaille. Grâce à nos amis boutiquiers, on arrive à s'assurer une certaine discrétion et même nos clientes sont à l'aise», explique un vendeur surnommé Ennemss (le furet). L'un d'eux, Moumouh – «diplômé en informatique», insiste-t-il – a même une balance électronique dans sa poche pour peser l'or. Le gramme d'or tourne autour de 5000 DA. Ennemss, 32 ans, précise : «On ne se faisait pas une fortune, il ne faut pas croire. On gagne qiss-qiss. Sur 20 millions d'investis, tu te fais à peine 1000 ou 2000 DA de bénéfice.» «Tant de familles vivaient de ce marché» Et de nous confier : «J'ai neuf personnes à ma charge. Cela fait 12 ans que je travaille ici. Maintenant, c'est la dèche. Si tu déjeunes, tu ne dînes pas. Pourquoi ils ne s'en prennent qu'aux zaoualis et épargnent les grands requins (de l'informel) ?» martèle-t-il. Même si, il faut le dire, le quartier respire et que les riverains sont soulagés de voir les accès de leurs immeubles dégagés, nos vendeurs à la sauvette, eux, soutiennent que tout le monde trouvait son bonheur dans ce marché : «Un article que le consommateur va payer dans une boutique à 1000 ou 1200 DA, chez nous, il le payait 700 ou 800 DA. Le zaouali y trouvait son compte.» On a pu constater qu'un très grand nombre de magasins on ne peut plus «formels», mais également des cafés, de pizzerias, tous installées autour de ces cités, avaient l'air de chômer pour certains. Il n'en faut pas plus à nos camelots clandestins pour faire remarquer que le marché «faisait travailler même ces commerces car il drainait beaucoup de monde». Deux centres commerciaux rutilants – Hamza et Taïba –annoncent le Bachdjarrah new look, la nouvelle Mecque du shoping. Mais là encore, ce n'est pas le grand rush des chalands. Ennemss raconte le débarquement des forces de l'ordre pour raser le marché : «Ils ont envahi le quartier vers 1h du matin et ont commencé à raser toutes les baraques avec d'importants renforts. C'est à croire qu'ils allaient foncer sur la Syrie !» Mohamed abonde dans le même sens : «On a été tabassés, insultés. Un de mes amis a eu la gorge percutée par une balle en caoutchouc. C'était un simple vendeur de jouets, un zaouali. Il avait un diplôme universitaire, mais il n'avait pas trouvé de boulot. Ce marché était son seul gagne-pain. J'ai un autre ami qui est licencié en droit. Il a même le CAPA mais il ne travaille pas. Toutes nos familles vivaient de ce marché. Maintenant, on ne sait plus comment faire pour gagner notre croûte.» Un homme d'un certain âge y va de son témoignage : «J'ai vu de mes propres yeux la police embarquer un pauvre handicapé qui était estropié. Il avait une petite table où il vendait des cacahuètes et du tabac. Quel cœur ils sont, ces gens-là, sachant que cette table était sa seule source de revenus lui et sa famille !» La zatla La «zatla» pour noyer leur ennui Et de nous décrire leur descente aux enfers depuis qu'ils se sont retrouvés sans travail. «Rana n'taboû fe'dhlila», lance Mohamed. Oui. Ils languissent au gré de l'ombre, en jouant à cache-cache avec le soleil et la police. «Krahna !», lâche encore Mohamed. «Je drague systématiquement toutes les filles qui passent. Et le soir, je me roule un joint pour noyer mon ennui. Il n'y a que la zatla pour atténuer ma peine. Rana dhayîne (nous sommes perdus).» «Là, en trois jours, j'ai à peine gagné 1500 DA alors qu'avant, je me faisais 4000 à 5000 DA», ajoute-t-il. Mounir enchaîne : «J'avais 100 000 DA. J'ai consommé 6 briques. Bientôt, je vais me retrouver sur la paille.» Ils se partagent un gobelet de café en se chambrant. «Voilà. On en est venus à siroter le même café», ricanent-ils amèrement. Mohamed reprend d'un ton grave : «Beaucoup de vendeurs ont eu leur marchandise saisie et ont été brutalisés. Un vendeur de chaussures qui habite dans le quartier, et qui a deux enfants à charge, a été passé à tabac par la police. Il avait dû stocker sa marchandise chez lui, et comme il était à court d'argent, il est descendu dans le quartier et a commencé à brader son stock. Des chaussures qu'il avait payées 650 DA, il les revendait à 200 DA. Il a provoqué un rush, et quand les flics ont vu ça, ils l'ont roué de coups et l'ont embarqué.» Des fourgons de police passent et les jeunes de les accabler de quolibets : «On dirait qu'on est en Palestine !», assène l'un d'eux. «Apparemment, ils veulent envoyer tout le peuple en prison. Pourquoi construire 13 prisons au lieu de construire 13 usines et offrir un travail honnête à tout le monde ?», glisse Mohamed. Ennemss renchérit : «Venez voir ce qui se passe le soir dans les jardins de Bachdjarrah. La drogue, le kif, les agressions, les jeunes se livrent à toutes les dépravations. Ils n'ont plus d'occupation, plus d'avenir, alors il faut s'attendre à tout !» Son frère Sid-Ali se décrit carrément comme un «sans-papiers», un citoyen clandestin : «Gataâght kouaghti (j'ai déchiré mes papiers). J'ai fait un an de prison à El Harrach pour un délit que je n'ai pas commis. Après, j'ai fait plusieurs demandes d'emploi, mais la bureaucratie a eu raison de moi. On n'entend que ramène ci, ramène ça. Les papiers n'en finissent pas. Pour qu'à la fin, tu constates que c'est le piston qui fait la différence. Alors, j'ai déchiré ma carte d'identité que je venais pourtant de refaire.» Maintenant que le marché est supprimé, ces vendeurs demandent une alternative, autrement dit, des étals en règle. «Nous avons fait une proposition honnête aux autorités. Il y a environ 150 vendeurs dans ce quartier. On leur a proposé de nous aménager un marché ici, dans la cité. Mais ils n'ont pas pris notre proposition en compte», indique Moumouh. «A Bourouba, à La Glacière, ils leur ont trouvé des solutions. Ils leur ont offert des tables. Parce que là-bas, les jeunes utilisent ‘esignal' et les sabres», dit Ennemss. «Ici, comme on est des gens de bonne famille, hagrouna. Nous, on n'a rien eu. Nous avons vu le maire, il nous a dit : ‘Khatini, amr mel fouq (je ne peux rien pour vous, ce sont des ordres venus d'en haut)'. Il faut qu'on nous trouve une solution, sinon nous allons la trouver nous-mêmes.» 500 étals «formels» promis A noter qu'un nouveau marché d'une capacité de 500 étals parfaitement «formels» a été érigé aux Palmiers, a assuré un élu cité par L'Expression (édition du 17 septembre 2012). Une opération de recensement des futurs attributaires de ces étals est en cours. «Rana nahadrou fe'rrih. On parle dans le vent», lâche un autre vendeur en barbe et qamis, dans la trentaine, avant d'ajouter : «L'Etat sait ce qu'il a à faire. Nous, on est pour le dialogue avec l'administration. Mais il faut qu'ils montrent des signes de bonne volonté. Ils disent que ce marché est nuisible. D'accord. Mais il faut proposer une alternative au lieu de cisailler les fondations sans penser aux conséquences. Nous, on n'est pas la Libye. Le peuple algérien est conscient, il faut le respecter. S'il se soulève, ça sera la guerre.» Ennemss, lui, ne décolère pas : «Tu dors dans la peur, tu vis dans la peur. Tu cours toute la journée pour un quignon de pain. Routine mortelle. Tu vois toute la journée les mêmes personnes, comme des poissons dans un aquarium. On est en train de bouffer notre capital. Quand il n'y aura plus rien à se mettre sous la dent, on va finir par exploser.»