Photographe, musicien, producteur et animateur d'émissions à la Chaîne III, Youcef Nedjimi a participé avec d'autres photographes algériens au dernier Festival national de la photographie d'art à Tlemcen. Cet artiste complet envisage de préparer une exposition de photographies. Il livre, à El Watan Week-end, ses impressions et ses idées sur la photo en Algérie et sur le travail à la radio d'Etat. - Comment êtes-vous venu au monde vaste de la photographie ? Je suis venu à la photo dans les années 1970 en raison de mon amour pour le cinéma. En regardant un film, je me concentrais sur les côtés techniques tout en m'intéressant à l'histoire. J'étais toujours attiré par la manière avec laquelle on tournait un film. J'aime tout ce qui est cinéma classique, Fred Astair, Marilyn Monroe, etc. Ce n'est que plus tard que j'ai compris le sens de l'adage : «Une image vaut mille mots.» Parfois, il suffit d'un plan dans un film en noir et blanc pour tout comprendre. Au début des années 1980, j'ai acheté un petit appareil Pentax et j'ai commencé à «mitrailler» autour de moi. J'adorais prendre des photos des enfants. Il n'y a pas plus expressif. Un voisin, Kader Mostefaoui, a, lui, acheté un appareil photos et nous avons commencé à faire du «terrain» ensemble. On sait ce qu'est devenu Kader Mostefaoui plus tard, un grand photographe. Nous passions des journées entières à ne parler que d'images. Omar Meziani m'a proposé un jour de faire une exposition au niveau de sa petite boutique de Bab El Oued, à Alger, dans laquelle il fabriquait des cachets humides. J'ai présenté alors une quinzaine de photos sur les enfants en 1986. C'était ma première exposition. On aurait pu continuer dans cette optique d'exposer des photos ou faire des activités culturelles dans des boutiques.
- Quelle a été la réaction du public après cette première exposition ? Positive. Sinon, comment expliquer que je suis encore là, à faire des photos ! Lors mon exposition à Tlemcen (au 3e Festival national de la photographie d'art, Fespa, qui s'est déroulé du 29 septembre au 3 octobre 2012, ndlr), j'ai remarqué que les gens sortaient en souriant. C'est cela mon cadeau, mon diplôme. J'aime bien tout ce qui est insolite, faire des photos dehors, partager la sensibilité des gens et être honnête avec eux. Donc, il y a un respect. Avant un clic, je communique avec les personnes, demander leur autorisation pour qu'elles ne deviennent pas de simple «objet» à mes photos. Je refuse de «voler» des photos (…) Abdelaziz Sebâa, qui était directeur de la publication Horizons, m'a engagé en tant que photographe en 1991. En parallèle, j'ai passé une année à Algérie Actualités avec Kader Boukerche, que je ne connaissais pas bien à l'époque. Nous sommes devenus amis plus tard.
- Quels sont les sujets qui vous intéressent le plus ? J'adore le clair-obscur, faire des photos dans les villes. J'ai passé trois jours à sillonner, à pied, Tlemcen pour «entrer» dans la ville, mieux connaître ses habitants, écouter les petits éclats de voix, sentir les parfums. Les Tlemcéniens n'ont pas peur de la caméra ou de l'appareil photos. Ils proposaient même leur aide. A Alger, les gens réagissent comme si vous portiez un kalachnikov à la vue d'un appareil photo ! Ces balades en ville nourrissent mon travail. Nous vivons l'époque de l'individualisme. Moi, je ne peux pas vivre seul. Je suis un homme dans la foule et j'apprécie cela. Je vais être macabre : je suis né face au cimetière d'El Ketar, à Alger. Il m'arrive de passer une à deux heures à me promener au milieu de ce cimetière. Une «promenade» qui me calme. Le cimetière d'El Ketar n'est pas plat, c'est un terrain accidenté, boisé. J'ai pris quelques photos dans cet endroit puis je me suis arrêté, par respect aux morts. Cela dit, je ne m'autocensure pas. Même si j'ai en face de moi le scoop de l'année, je ne le ferais pas, si je n'en ai pas envie ! Et, il m'arrive d'avoir de profonds regrets de rater des photos parce que je n'ai pas pris mon boîtier…
- Et pourquoi les gens craignent-ils le photographe ? Je ne sais pas. Peut-être qu'ils pensent qu'on leur vole leur âme ! Les gens croient qu'on se moque d'eux en les prenant en photo. L'appareil photo reste un instrument très personnel, familial. Ce n'est pas le cas de la caméra qui ne fait toujours pas partie des «mœurs».
- Vous avez abandonné la photo de presse… Mon plus mauvais souvenir est lié aux coups bas de mes collègues et les petites jalousies qui n'ont pas lieu d'être. Lorsqu'on est photographe, on est artiste. Il y a malheureusement des photographes qui n'ont rien d'artiste. C'est un métier qui ne s'apprend pas, c'est inné. Un photographe fait des clics avec ses propres yeux. Je ne dénigre personne, mais je dis qu'il faut laisser la photo aux gens du métier. On ne se déclare pas artiste du jour au lendemain. Il y a quelque chose qui me rebute, c'est lorsque j'entends un photographe dire : «Wehc viraou oula mazal» (ont-ils viré le salaire ou pas encore). C'est pour cela que j'ai arrêté la photo de presse sans aucune rancune pour les gens qui la font. A la radio, l'administration l'emporte sur la production, alors que c'est l'inverse qui doit se produire. L'administration doit être au service des producteurs. J'ai horreur des «casseurs du gosto» ! Je n'ai pas envie de faire un livre album qui ne se vend pas. Nous n'avons pas encore une tradition de photo en Algérie. J'ai par contre envie de monter une exposition de mes photos. J'ai de la matière pour cela. Je vais montrer d'anciennes photos, réalisées en marge de reportages faits pour le journal Horizons. Mon grand plaisir est de faire des à-côtés.
- A la fin des années 1980, vous avez profité de la petite parenthèse démocratique pour produire la célèbre émission «Sans pitié» à la Chaîne III de la radio d'Etat… C'est vrai. J'ai commencé à travailler à la Chaîne III avec Mohamed Ali Allalou en 1988, après les émeutes du 5 Octobre. Nous étions trois à faire «Sans pitié» Mohamed Ali Allalou, Kaddour Riad et moi-même. Kaddour Riad, un grand réalisateur radio, est passé inaperçu. Il est établi en France actuellement. Dans «Sans pitié», il y avait également des guest-stars, comme Khaled Louma et Aziz Smati. Ce dernier était déjà avec Hakim Laroussi dans la célèbre émission «Contact». Je ne sais si ça m'a rendu service. Quand on commence à faire une émission par le haut, il devient difficile de faire mieux. La liberté d'expression à la radio, c'était un leurre. La fermeture est arrivée vite après l'expérience «Sans pitié». Du coup, nous étions devenus des dissidents. J'ai produit plus tard, vers 2003, une autre émission à la Chaîne III, «Hnana point com», diffusée tous les jeudis de 9h à 10h. J'y ai introduit la rubrique «Loughatouna» (notre langue). J'ai osé critiquer la pub à la radio en parodiant la série Les envahisseurs avec David Vincent, en disant : «La pub, cette une chose étrange venue d'ailleurs.» Le jour du passage de cette émission, Alger abritait le sommet des chefs d'Etat arabes. Certains ont fait de drôles de liens et l'émission a été arrêtée. Leila Boukli, qui était directrice de la Chaîne III, m'a dit alors : «Bezef, c'est trop, tu es en train de faire une émission de voyous !» La raison ? J'ai évoqué les couples dans les jardins publics et j'ai interviewé des filles qui m'ont parlé de la manière avec laquelle elles rencontraient leurs copains. L'une d'elles, par exemple, s'est fait arracher une dent, rien que pour rencontrer son copain, une autre a fêté son anniversaire dans un cimetière avec son ami qui lui avait offert un cadeau ! C'était rigolo, avec de la musique choisie, des chansons thématiques… Les responsables de la radio n'ont pas apprécié que j'éructe à l'antenne pour illustrer une fausse pub sur une eau minérale appelé «M'boua» ! «Ce n'est pas poli ce qui tu as fait», a répliqué Leila Boukli. J'avais trouvé les sons à la phonothèque de la radio. «H'nana Point com» a été supprimée de la grille des programmes sans aucune explication. Je produis actuellement une émission sur les musiques africaines, Africa song, diffusée tous les lundis de 23 h à 00 h.
- Vous avez aussi une expérience assez particulière avec «Sans pitié»… Ils sont venus nous menotter une fois à la radio. Les «srabess» (services secrets, ndlr) m'ont interpellé, moi et Mohamed Ali Allalou, parce que nous avions osé dire «Si vous voulez plus de souci, votez Hidouci» (Ghazi Hidouci a occupé le poste du ministre de l'Economie de 1989 à 1991, ndlr). Rachid Boumediène, qui était à l'époque directeur de la Chaîne III, nous avait soutenus en disant à ceux venus nous interpeller de l'embarquer lui aussi. Position courageuse, celle d'un véritable homme.