La mort de Jean Rouch aurait pu être le sujet de l'un de ses films. Ce cinéaste chercheur trouva la mort, en effet, dans un banal accident de voiture il y a quelques années au Niger. Lui qui aimait tant, il y a soixante ans, descendre en pirogue la boucle du fleuve Niger, boucle sa vie en la terminant dans ce pays qu'il aimait tant. Jeune Parisien des années vingt, fou de littérature et de science, amoureux de surréalisme, il débarque pour la première fois à Niamey juste après la Deuxième Guerre mondiale pour construire des ponts et des routes. Cinéaste amateur, authentique artisan en vérité, il filme tout ce qu'il voit dans un premier temps. Petit à petit, le cinéma le gagne et il devient, quelques années plus tard, un réalisateur professionnel. D'artisan il devient artiste, et depuis il n'arrête pas de nous donner des films extraordinaires : plus de cent titres à son actif. Nous sommes aujourd'hui émus et plein de tristesse, car il n'y a pas plus dur que de perdre un ami et aussi d'écrire sur lui après sa disparition. Pourtant, dès le début des années soixante-dix, nos rapports avec Jean Rouch n'ont pas été faciles. Téméraire et un peu provocateur, nous avions en effet adopté le mot d'ordre d'un autre ami, cinéaste du Niger, Omarou Ganda, lui aussi malheureusement disparu depuis quelques années : «A chaque fois que je fais un film, je tue Jean Rouch.» Nous étions naïfs et défendions nos cinématographies naissantes coûte que coûte, vaille que vaille. Nous étions jaloux de nos indépendances fragiles et de nos créations balbutiantes. La vie, l'expérience allaient nous ramener à des positions et des sentiments plus justes et plus modestes, en un mot plus vraies. Nos nombreuses rencontres avec Jean Rouch à Alger, Paris, Niamey, Dakar, Ouagadougou et Tunis nous ont aidés et nous ont permis de le découvrir, de le connaître et de l'apprécier. Tout d'abord et à la base, nous étions tous deux enfants de la cinémathèque, enfants d'Henri Langlois. Ce dernier déploya sa force et son sens de l'amitié pour nous rapprocher. Les films de Jean Rouch, leur intelligence et leur beauté firent le reste, lui qui avait comme mot d'ordre et comme ligne de conduite cette définition de Nietzche : «Nous avons besoin de l'art pour ne pas mourir de la vérité», nous impressionna et fit de lui un ami. Jean Rouch n'a pas seulement réalisé de grands films mais plus, il a eu l'intelligence et le courage de découvrir et d'engager, dans un premier temps, de jeunes cinéastes africains pour, dans un deuxième temps, leur mettre une caméra dans les mains. Lui qui avait rejoint les rangs de la résistance dans son pays dès son adolescence pour combattre, les armes à la main, les hordes nazies, disait à juste titre : «On peut défendre son pays et sa liberté avec un fusil, on peut le faire aussi avec un stylo ou une caméra.» Cette belle et audacieuse initiative donna par la suite d'authentiques auteurs de talent tels que Safi Faye, les Sénégalais Omarou Ganda et Mustapha Alassane, les Nigériens Désiré Ecaré et Thimiti Bassori, l'Ivoirien Mustapha Traoré, et bien d'autres encore. Il faut rêver pour croire qu'un jour un responsable de festival ou un directeur de cinémathèque avisé organise à Alger, Paris ou Niamey une immense rétrospective qui regrouperait l'ensemble des films de Rouch et tous ceux de ses disciples sous un titre évocateur, «Rouch et ses enfants», par exemple. Aujourd'hui qu'il repose en terre du Niger, il serait certainement bien fier et heureux et rirait aux éclats comme à son habitude en apprenant que son ami, le cinéaste nigérien Mustapha Alassane, pour défendre et protéger leur art, a ouvert une petite salle de cinéma dans une petite ville de son pays et c'est grâce au forgeron du coin qu'il fabrique les pièces détachées pour ses appareils de projection 35mm, ce qui lui permet de continuer le miracle de l'image, de la lumière et du beau malgré tout.