Rien de plus désespérant qu'un auteur qui semble se désintéresser de tout. Dostoïevski a vu la mort dans les yeux, c'est vrai. C'est vrai qu'il s'est trouvé en face d'un peloton qui allait sérieusement l'exécuter. Une grâce in extremis, il est vrai, ne suffit pas à elle seule à assurer le salut d'un ex-condamné. L'esprit pantelant, fragilisé par la frayeur mortelle, l'écrivain russe s'en revient d'un long voyage. Plus jamais il ne verra les choses de la même manière. On peut l'imaginer dans la peau de l'un des personnages chargés d'assurer la situation finale de son roman L'idiot. La vieille générale Epantchine, en villégiature en Suisse, se gèle. Elle regrette sa Russie natale, le seul pays où l'on sache faire cuire le pain convenablement. Elle ajoute : « Ah ! l'Occident, cela ne vaut pas la vieille Russie ... Il n'y a rien de vrai ici. Tout est frelaté. Nous autres Russes, nous sommes toujours les poires de l'étranger. » Ces paroles désabusées mettent un point final à un récit qui tendrait à montrer que tout ici, en Russie, est vrai. Qu'ici, chez Dostoïevski, pas question que quelqu'un prenne son congénère pour une « poire ». Pourtant, dès les premières lignes, et de plus en plus au fur et à mesure que l'on approche de la fin, l'écrivain se décide à donner le premier rôle à une véritable « poire », un personnage tellement nul qu'on peut tout se permettre avec lui. Humiliation, insulte, violence physique, parfois même une indifférence totale jusqu'à oublier qu'il est là. Présent absent, malmené, le prince Mnichkine est un véritable idiot. Peut-être, lui aussi, a-t-il vu la mort de près, une de ces visions qui nous rend définitivement étrangers au monde habité par des humains. Habilement, Dostoïevski signale très vite la différence de son héros. Dès les premières lignes, le lecteur croule sous une avalanche d'informations qui ferait douter du talent d'un auteur soucieux de la nuance. Malade (une épilepsie pas tout à fait guérie), seul et sans famille, sans bagage et sans fortune, le prince revient chez lui, en Russie, à Saint-Pétersbourg, après une absence de quatre années. Revenant de l'étranger (de Suisse !), tout le signale comme un étranger non seulement à ses compatriotes, mais aussi à ce qui s'appelle un homme. C'est, à l'évidence, l'effet voulu par un Dostoïevski en mal d'humanité. Celui-là, cet idiot, est bien destiné à servir un projet qui consiste à désavouer les habitants d'un pays passé maître dans la cuisson du bon pain. Le prince Mnichkine se trouve plongé dans un milieu où il n'est question que de choses qui paraissent vaines. Relations amoureuses sans amour, mariages que l'on veut arranger sans y parvenir. Rien n'est vrai dans tout cela. C'en est même écœurant, quand on voit des vieux riches (généraux et propriétaires terriens) profiter d'une jeune beauté foudroyante : Nastasia Philipovna. Après en avoir abusé, les voilà, ces barbons dégoûtants, qui se piquent de la caser en la mariant à un pauvre jeune homme sans le sou, et qui ambitionne de gravir l'échelle sociale en marchant sur sa dignité. C'est à ce moment-là que l'intrigue se noue. Mi-Carmen, fière de sa liberté, mi-Dame aux Camélias drainant derrière une foule de jeunes hommes énamourés, la splendide Nastasia se fait un malin plaisir de brouiller les cartes. Non seulement elle ne se laissera pas faire, mais de plus, elle se vengera de tous ces vieux qui n'ont vu en elle qu'une marchandise à prendre, à revendre. Si le pain est bon en Russie, elle n'en mangera pas s'il est servi à une table mauvaise. La belle ex-maîtresse est passionnée de lecture. Sa préférence va vers les pages de l'Apocalypse. Les vieux brigands prennent peur, et ils ont raison d'avoir peur. Sauf que l'idiot s'en mêle et vient tout faire rater. Ou presque. Le prince Mnichkine incarne le bien. Ouvrant sa chemise, découvrant sa poitrine nue face aux insultes blessantes, à la manière d'un condamné exposé aux balles d'un peloton d'exécution, le héros de Dostoïevski est investi d'une mission sur cette terre de Russie retrouvée en piteux état. Il sait Nastasia condamnée à une mort violente par le couteau. Par des moyens qui lui font mal, il essaiera de sauver la vie à la jeune femme qui l'aime, et qu'il aime d'un amour particulier, une sorte de compassion à l'égard de la pécheresse non coupable. Entre ces deux-là, pas d'histoire humaine et normale. Rien qu'une seule et même destinée qui dépasse largement celle des humains sordidement constitués dans le monde grassement pétersbourgeois. Rien moins qu'un retour de Jésus-Christ venu sur terre pour apporter à chacun la paix du cœur et de l'âme, voire le salut. Celle qu'il faut absolument sauver, c'est Nastasia. Elle est la pécheresse, cette Madeleine que Jésus a absout de toutes ses fautes. Alors, au prix même de l'invraisemblance d'un récit dont certaines scènes frisent le ridicule, Dostoïevski lance un contrat de lecture cousu de fil blanc dans une trame qui se noiera dans le rouge sang, inéluctablement. Nastasia est condamnée à la manière des héroïnes tragiques grecques. Traquée par un amant fou dès le lever de rideau, elle finira par se jeter dans ses bras et sur le couteau qu'il porte sur lui, spécialement affûté pour elle. C'est sa manière à elle d'avouer son trop plein d'amour pour son Jésus russe, par le suicide, pour lui éviter un mariage qu'elle juge déshonorant in fine. Mais rien ne peut déshonorer un homme qui a pris le parti de l'honneur de l'homme, quoi qu'il en coûte à un prince désargenté. Droit dans les yeux, Dostoïevski regarde sa société pourrie et il joue la carte d'un idiot, un homme que tout le monde prend pour un innocent. A tort. Mis hors de cause, le héros hors norme, a pris fait et cause pour des valeurs dont tout le monde se moque. Bien fait pour lui et pour nous. Coupables et responsables avec lui jusqu'à la mort, dans une société qui nous prend pour des poires à chaque fois que l'on tente de signaler un peu de respect pour son voisin. A chaque coin de rue, un peloton d'exécution pour fusiller l'innocent qui ne veut pas manger le pain cuit par des mains qui lui sont étrangères. De retour parmi les vivants, Dostoïevski ne semble pas avoir trouvé des hommes. Pas plus que nous, restés parmi les croquemorts.