Un philosophe sans œuvre». C'est ce que dit Michel Foucault de Louis Althusser au lendemain de la mort de ce dernier. On est tenté d'examiner la testabilité de cette formule foucauldienne à propos d'Abdelkader Djeghloul. D'autant plus qu'il s'agit bel et bien d'un philosophe transfuge, et que le titre générique du colloque qui lui a été consacré, en guise d'hommage, est «Djeghloul, l'homme et l'œuvre».* Mais il faut tout de suite préciser ce que signifiait la formule «Philosophe sans œuvre» dans la bouche de Michel Foucault. Aucune péjoration et encore moins une quelconque minoration de l'effort philosophique althussérien ne peut s'y nicher. Philosophe sans œuvre ne signifie pas désœuvré et encore moins sans tâche philosophique, au sens où l'entendait Aristote pour qui c'est la pénibilité de l'effort qui est à mettre en exergue. Œuvre vient, comme nous le savons, du latin «opera» qui signifie travail. Et on ne peut pas dire que Djeghloul rechignait à la tâche. Pas de péjoration donc, pas de minoration. Bien au contraire, il est question, en l'occurrence, d'une réflexivité multidirectionnelle. D'une pensée synthétique traitant de questions diverses et variées avec un égal bonheur. Une pensée qui ne consacre pas l'effort cognitif de toute une vie à un phénomène, une question ou à un problème, au sens philosophique du terme, mais à un faisceau de questionnements, à une constellation de positionnements. Et l'on est bien forcé de reconnaître que tel fut bel et bien le cas de Djeghloul. Une pensée multidimensionnelle et un effort intellectuel pluridirectionnel. De Frantz Fanon, sa thèse de doctorat, aux nouvelles lettres pour l'Algérie, en passant par la ressuscitation de nombreuses figures culturelles algériennes, Djeghloul fit le choix du panachage, de l'éclectisme et du métissage. Une quête du sens pluridirectionnelle, mais qui s'était fondée sur un triptyque : une exhumation «questionnative», une pédagogie imaginative et une intellectualité corrosive. Dans ce parcours, à la fois foisonnant et inachevé, ces trois dimensions caractéristiques ou distinctives de la pensée agitatrice de Djeghloul, méritent d'être mises en lisibilité. 1 - Une exhumation questionnative, où son apport original à l'histoire culturelle algérienne avec, notamment, la réhabilitation laborieuse et assidue de figures oubliées et/ou inconnues, conjuguée à la mise en valeur sociologique de pans entiers de l'imaginaire culturel algérien, au moment où les yeux étaient rivés sur les monstres sacrés de l'épistémê occidentale. Qui entendait parler de Aftiyach, Ould Echeikh, Choukri Khodja, Tahar Haddad, Aly El Hammami, Bouziane El Qalai ou encore des titres de la presse «indigène» comme El Haq ou encore El Misbah ? Djeghloul déterre et questionne. Inlassablement. 2- Une pédagogie imaginative constitue le deuxième pan de cette pensée foisonnante, où l'exigence de l'enseignant jumelée à la rigueur du chercheur cohabitaient confortablement au creux de la pétulance vivace de la verve de l'orateur. Selon sa propre formule, qu'on ne comprenait pas tout à fait à l'époque, «Recherche et enseignement se sustentent mutuellement». Le chercheur assidu a donné le pédagogue hors pair et le bibliophage légendaire. 3 - Une intellectualité corrosive, troisième dimension enfin, où l'engagement réflexif personnel et endurant autour des questionnements afférents aux processus historiques contradictoires de l'émergence et/ou de la vacuité d'une intelligentsia critique dans la société algérienne sont, jusqu'à présent, une référence en la matière. Cette tridimensionnalité offensive n'a pu cependant parvenir à «objectiver», au sens hégélien du terme, sa quête assidue du sens. Des contingences sociales, professionnelles, familiales et personnelles l'ont contrarié, pour ne pas dire dévié de sa quintessence logique. Mais c'est aussi, sans doute, un choix. Tant sa capacité de synthèse était phénoménale. Et c'est bien le propre des intelligences de cette nature. Toujours est-il que Djeghloul est resté dans la tête de tous ceux qui l'ont connu et admiré ce «touche-à-tout» brillant. Et toujours avec la même veine. Cette tridimensionnalité va pourtant connaître une triple contrariété voire un triple «contrariement». 1- Contrariement à l'effort soutenu et appliqué de l'exhumation questionnative. L'effort réflexif de Djeghloul va s'éparpiller. Et peu à peu s'éloigner de ces tâches laborieuses pour succomber à une fréquentation adultérine de l'écriture journalistique. De l'Actualité de l'émigration à Algérie-Actualités, en passant par des titres aussi bien nationaux qu'étrangers, les sujets se font plus variés, moins fouillés, voire collant à l'actualité. L'adultère journalistique se prolonge et dissipe la concentration soutenue de l'exhumateur acharné. 2- Seconde contrariété consécutive à une distanciation involontaire vis-à-vis de l'univers pédagogique et de la recherche vers lequel son retour fut des plus problématiques. Il a été exclu de l'université pour abandon de poste. Réintégré puis ré-exclu, il se tourna vers l'édition. Il créa une collection qui toucha également à tout. Mais la place du livre dans la société algérienne étant ce qu'elle est, son entreprise vira vite à l'alimentaire. 3- La troisième contrariété, à sa quête du sens et donc à l'aboutissement de son œuvre, est celle qui concerne le délitement de son intellectualité corrosive. Ce délitement s'est effectué en deux temps. Il a commencé avec sa nomination au Centre de documentation des sciences humaines, le contraignant à une obligation de réserve, mais qui relança la suspicion toujours pendante sur «l'intellectuel organique», fricotant avec «les sphères». Ses adversaires avaient exploité cela pour lui jeter l'anathème. Injuste et excessif. Dans un second temps, hasard ou nécessité de l'histoire, c'est sa nomination à une fonction supérieure qui va conforter cette thèse de l'intellectuel au service d'un système. Un «intellectuel organique structuré». Mais Abdelkader Djeghloul, rencontré à l'occasion d'un Salon international du livre à Alger, était persuadé d'avoir «répondu à l'appel de la nation». Cette nation qu'il n'a jamais cessé de chérir, même si parfois cela lui a valu d'être traité de «nationaliste hérétique». Avec cette fonction officielle, occupée à la fin de sa vie, il entama une longue cure de silence, ponctuée par la rédaction de quelques préfaces, mais s'interdisant une quelconque implication publique dans les espaces sociétaux. Lui, l'orateur à l'éloquence à fleur de peau, on peut aisément imaginer ce que cela a dû lui en coûter. Pour paraphraser le titre du colloque, Djeghloul l'homme et l'œuvre, on peut soutenir que l'itinéraire de l'homme a contrarié l'aboutissement de l'œuvre. Djeghloul n'en demeure pas moins une figure incontournable dans le cheminement chaotique des sciences sociales et humaines en Algérie, elles-mêmes en quête de devenir. * La présente contribution est tirée de la communication présentée au Colloque «Djeghloul, l'homme et l'œuvre», tenu à Oran les 11 et 12 décembre 2011.