Ils s'en vont les uns après les autres vers un autre monde après avoir vécu de l'héritage de leur passé révolutionnaire et traversé ce demi-siècle d'indépendance chacun avec son itinéraire propre, la joie partagée de voir briller le soleil de l'Algérie indépendante, mais aussi leur lot d'amertume, de ressentiment, de consciences non encore apaisées sur l'œuvre de réécriture de l'histoire. Sur les «vérités historiques» défendues par les uns et les autres. En une année, c'est le cinquième militant de la cause nationale qui tire sa révérence après Ben Bella, Mehri, Chadli, Mahsas rejoints hier par Ali Kafi. Leur dénominateur commun aura été de partir en emportant avec eux leur mémoire personnelle – qui est la propriété de tout un peuple – sur leur contribution à la libération de l'Algérie du joug colonial. Il est vrai que l'ancien président du Haut-Comité d'Etat, feu Ali Kafi, avait cassé le premier le tabou de la censure mémorielle en éditant ses mémoires aux éditions Casbah en 2002, suivi par feu Chadli Bendjedid qui, lui, a fait paraître son essai post-mortem en deux tomes (le premier est dans les librairies et le second est prévu pour prochainement). Homme réservé, Chadli avait-il pris conscience qu'il s'aventurait sur un champ de mines en manipulant un matériau aussi explosif ? Celui de l'histoire de la guerre de Libération nationale, que l'on ne finit pas d'écrire et de réécrire sans que les acteurs qui ont fait Novembre 1954 aient consenti à apporter leurs témoignages sincères et désintéressés. Sans restriction, sans fard et sans tentation de solder des comptes du passé. S'il faut se féliciter que d'anciens dirigeants de la Révolution se soient enfin résolus à prendre courageusement leur plume pour raconter la grandeur de la Révolution algérienne, il n'en reste pas moins que l'opinion, avide de témoignages des acteurs directs qui furent à la pointe du combat libérateur, est toujours restée sur sa faim à la lecture de ces récits historiques. L'autocensure, le souci de ne pas heurter l'amour-propre et les sentiments patriotiques des personnalités encore en vie ou les compagnons d'armes qui ont combattu aux côtés de ceux disparus sont omniprésents dans les essais historiques et autobiographiques sur la guerre de Libération nationale. Les rares tentatives d'écriture des mémoires par d'anciens hauts dirigeants de la Révolution ne furent que de pâles copies de ce que fut le souffle irrésistible de Novembre 1954 avec ses épopées, les doutes, les déviations, les trahisons, les luttes pour le pouvoir... Par sagesse révolutionnaire ou par peur du débat contradictoire qui n'est jamais un exercice facile, sans risques, tant il peut se retourner contre son auteur, on se borne à survoler, à haute altitude, l'histoire de la lutte pour l'indépendance nationale en évitant d'aborder les sujets et les détails qui fâchent dans une démarche consensuelle positiviste de l'histoire. Au-delà des purges physiques qui ont ciblé certains dirigeants, le silence que se sont imposé les acteurs de la Révolution est, malgré tout, rompu de temps à autre par des diatribes étalées sur les colonnes des journaux. L'histoire de l'Algérie avec un grand H peut-elle s'écrire entre la fuite des responsabilités – par calcul – face au devoir de mémoire et la mémoire amnésique qui occulte la vérité historique ?