Quand il s'agit d'histoire, avec un grand H, les Algériens, notamment les acteurs, mineurs ou majeurs, en font toute une histoire. Ils racontent souvent des histoires, des petites, celles qui font les polémiques à la petite semaine et alimentent des gazettes en mal de papier par temps de plate actualité. Dans un pays qui a mal à sa mémoire comme l'Algérie, l'Histoire est rarement une affaire d'historiens, les plus légitimes pour l'écrire. Elle est rarement l'apanage d'acteurs premiers. Elle est souvent le fait d'acteurs secondaires, voire subalternes, qui filent l'anecdote à défaut de livrer un récit construit, non pas par intuition intellectuelle, mais à partir de sources, dans ce cas rarement convoquées. Comme une antienne historique, des témoignages, des récits personnels, très personnels, car porteurs de jugements péremptoires, voire d'exclusions et d'anathèmes ont rempli ces derniers temps les colonnes de certaines gazettes d'ici et d'outre-mer. Les mots de leurs auteurs, souvent des acteurs à la mémoire bien sélective, contredisent le sens même du mot histoire, qui vient du grec ancien historia, signifiant «enquête», «connaissance acquise par l'enquête», qui lui-même vient du terme indo-européen histor, signifiant «sagesse», «témoin» ou «juge». Mais qu'on en juge ici même : les historiens de circonstance, souvent des acteurs de premier plan, des acteurs de composition ou même des figurants de la guerre d'indépendance, contredisent par leurs dires le sens du mot histoire. Qui signifie étymologiquement voir ou savoir pour avoir vu. Or pour avoir vu un peu ou beaucoup, ces acteurs ont finalement peu su d'une Histoire qu'ils racontent généralement pour régler des comptes ou satisfaire un ego politique surdimensionné après avoir trempé leur plume dans leur nombril, encrier toujours bien rempli. En la matière, les acteurs du Mouvement national et de la guerre de Libération sont inimitables. Il y eu hier Bouregaa, Benaouda, Kafi, Chadli Bendjedid et Boubnider, pour ne citer que ces acteurs militaires majeurs de la Révolution de Novembre 1954, il y a aujourd'hui Yacef Saadi, protagoniste de premier plan de la bataille d'Alger, et l'ancien président de la République, Ahmed Ben Bella. Au-delà de l'excommunication révolutionnaire, prononcée par Yacef Sadi à l'endroit d'une auguste dame marquée qu'elle est dans sa chair de moudjahida, et par-delà les jugements fraternels mais paternalistes de Si Ahmed Ben Bella à l'égard de frères d'armes et de militance nationaliste, se dessine, en creux, un défaut bien algérien : je suis le dieu révolutionnaire suprême. Je suis le démiurge du nationalisme qui n'a pas seulement la barbe fleurie et le fez ottoman de Messali Hadj. En somme, et sans besoin de convoquer Freud et Lacan, une propension compulsive à vouloir être central. Et une soif inextinguible de reconnaissance éternelle. A la base de ce paternalisme révolutionnaire, un manque flagrant de tendresse. Au-delà même de ce nœud freudien, se dessine l'incapacité des Algériens à écrire objectivement leur histoire, sauf à emprunter les sentiers de l'anecdote personnelle ou du règlement de compte qui n'ont au demeurant aucune valeur historique. Pour s'en convaincre, un simple parcours de la bibliographie des témoignages édités au pays, à l'exception notable de livres sérieux comme ceux de MM. Ali Haroun et Réda Malek qui, sans se substituer aux véritables historiens, ont livré des travaux sérieux, dignes de référence. On pense ici particulièrement à La VIIème Wilaya et à L'Algérie à Evian. Sur le plan officiel, l'histoire écrite et racontée, notamment celle de la colonisation, est une histoire avec un petit h. Dans la mesure où c'est une histoire mythifiée ou diabolisée pour justifier la dictature sur le peuple, la prévarication des richesses nationales et l'incapacité à assurer la sécurité et le progrès social à nos concitoyens. L'histoire officielle est une histoire de démagogie historique dont le pendant intellectuel est la petite histoire, celle que racontent certains acteurs par le petit trou de serrure de la porte personnelle. On est alors bien loin du travail d'un Mohamed Harbi, acteur du mouvement national et historien de métier. Tout aussi loin de l'historien français March Bloch qui dit que «le passé est, par définition, un donné que rien ne modifie plus». L'historien, surtout pas les acteurs nombrilistes ou les journalistes qui se substituent à eux quand ils n'amplifient pas leurs récits subjectifs, s'évertue à étudier ce «donné», à s'attacher à lui et, surtout, à le comprendre. Tout le reste n'est que littérature et posture. Et tant que ce sera le cas, ce seront les Autres, ceux de l'autre rive de la méditerranée qui écriront l'Histoire à notre place. Surtout quand nos historiens sont éclipsés par les producteurs de petites histoires. N. K.