-On parle de plus de 500 milliards de dollars d'investissements publics consentis depuis plus de dix ans. Quand on voit le taux de croissance actuel de l'Algérie, n'aurait-on pas pu espérer mieux? Il faut d'abord revenir sur ce que l'équipe d'économistes (essentiellement la triplette H. Temmar, A. Benachenhou et C. Khelil), ramenée de l'étrangers dans les bagages présidentiels en 1999, ont élaboré et appelé «le programme économique du président de la République» et qui a été adopté, sans débat, par la coalition gouvernementale (FLN, RND, MSP).Or, chacun des partis avait sa propre doctrine économique, et pour certaines orientations, elles étaient en contradiction flagrante avec le programme économique du Président, imposé, comme par exemple sur le dossier des privatisations. Quant aux autres acteurs économiques et sociaux, à savoir principalement l'UGTA et les syndicats patronaux publics et privés, ils ont tous applaudi à tout rompre et se sont léché les babines, espérant secrètement accaparer une part maximale de la rente qui se profilait, à travers ce programme. Seul le Conseil national économique et social, sous la présidence de M.S. Mentouri, avait émis des réserves sur ce programme, ce qui s'est traduit par la démission «forcée» de son président, le musellement hermétique de sa production et le gel du fonctionnement de ses organes statutaires, depuis maintenant plus de dix ans ! Dès lors, il est nécessaire de procéder à l'examen sérieux, précis et serein de ce programme, afin d'en tirer quelques conclusions utiles à la compréhension de ce qui se déroule actuellement, plus de treize ans après sa mise en œuvre et d'apprécier les résultats enregistrés. Les 500 milliards de dollars US d'investissements que vous évoquez, en plus du fait que ce chiffre n'est validé par aucune source crédible d'évaluation, s'avèrent être un écran de fumée, car ce qui est mis en cause aujourd'hui, ce n'est pas tant le volume, mais bien son impact sur l'environnement économique et social de notre pays. Le programme économique du président de la République n'est en fait qu'une agrégation de projets d'investissements sans aucune cohérence interne ni logique de développement avec des objectifs arrêtés à moyen et long termes. Cette tare originelle va développer sa propre logique, ce qui va se traduire par, d'une part, l'aggravation des déséquilibres internes sur les différents segments de marché et d'autre part, une vulnérabilité accrue de notre appareil de production aux variables extérieures et notamment celles du marché des hydrocarbures. Dès lors, notre pays va générer des points de croissance économique induits par une dépense publique phénoménale et jamais égalée dans son histoire… pour le compte de toutes les entreprises étrangères qui activent en Algérie ! Seules quelques miettes sont servies à la production nationale publique et privée, ce qui explique largement la croissance «molle» enregistrée par tous les observateurs économiques internationaux sérieux (BIRD et FMI). Mais plus grave encore, en plus d'organiser leur propre dépendance étrangère, les pouvoirs publics précipitent la destruction de l'appareil de production national par la concurrence sauvage et déloyale imposée à ce dernier, avec un impact direct sur l'emploi et le niveau général des prix relatifs, faisant aspirer notre économie par une spirale inflationniste d'une extrême dangerosité. La seule parade, à ce suicide économique, trouvée par l'appareil de production national pour subsister, c'est de se livrer «corps et âme» à la sphère marchande avec son lot de spéculation et de marché parallèle. -Le taux de chômage, qui était de près de 30%, est annoncé autour de 9%. Est-ce un indicateur à mettre à l'actif des programmes présidentiels ou alors faut-il le relativiser ? Les dernières déclarations du premier responsable du BIT, en visite en Algérie, sont assez éloquentes et nous révèlent que cette organisation internationale ne partage pas l'optimisme béat du ministre du Travail sur les perspectives d'emploi dans notre pays. Quant à la statistique affichée, elle est toute relative, car, en la matière, vous savez très bien que le problème est essentiellement sémantique et que les définitions, des uns et des autres, du concept de l'emploi, font toute la différence. Pour ne pas tomber dans les travers de cette polémique stérile, posons-nous la seule question qui vaille à mon humble avis : le niveau actuel de l'emploi dans notre pays est-il satisfaisant qualitativement et quantitativement et répond-il à la demande nationale ? A partir du moment où vous organisez votre économie sous la forme rentière et que vous construisez votre croissance sur l'importation de biens et services, il est évident que la variable emploi va se paramétrer dans le cadre de cette politique. Les entreprises étrangères vont d'abord utiliser leur propre main-d'œuvre (en quantité et en qualité) et à la marge celle algérienne, au nom de l'efficacité et du rendement, sans que les pouvoirs publics puissent agir, dans la mesure où, leurs conditions sont strictement fixées par des délais contractuels exigeants. Cette formidable demande en biens et services, qui aurait pu faire le bonheur des jeunes générations, dans tous les segments de métiers, en accédant à l'emploi et à la qualification, est orientée par les pouvoirs publics en direction des firmes étrangères, sous prétexte que l'appareil national de production est incapable de répondre à cette dernière quantitativement et qualitativement. Mais la question qu'il faut se poser est de savoir qui se soucie de la mise à niveau de cet appareil national de production, quelles sont les politiques mises en œuvre pour le booster, tous secteurs confondus et dans tous ses compartiments (ressources humaines, innovations, recherche développement, partenariat, coaching, réglementation, financement, accompagnement technique, sous-traitance…) ? Comment organiser et structurer la demande nationale afin de toujours impliquer l'appareil de production national, de manière à le rendre performant, vis-à-vis du marché national dans un premier temps et en prévision de l'exportation ensuite ? -L'Algérie a remboursé sa dette extérieure, est devenue créancière du FMI et efface des dettes de certains pays africains. Certains contestent l'usage qui est fait de cette manne financière. Qu'en pensez-vous ? L'endettement n'est ni bon ni mauvais, il est ce que les pouvoirs publics souhaitent qu'il soit ! Les USA ont 15 000 milliards de dollars de dette et la Roumanie de N. Ceausescu zéro dollar d'endettement… Quelles conclusions peut-on tirer de cette situation? Le débat est ouvert, mais sans crédit et sans dette l'économie mondiale ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Pour ce qui concerne le volet gestion de la dette extérieure, il est clair qu'il ne s'agit pas d'un travail de néophyte, car elle doit répondre à des critères de professionnalisme avérés et s'éloigner des considérations affectives et du «romantisme patriotique». Il y a, pour faire simple, la «bonne dette» et la mauvaise, ce qui oblige son gestionnaire, toujours et au quotidien, à chercher à se débarrasser de la mauvaise dette (courte, volatile, incertaine et coûteuse) et à négocier la bonne (longue, stable, sûre et peu coûteuse). Ce traitement est mené, en général, en association avec des personnes morales spécialisées qui permettent d'élargir au maximum le spectre des choix à prendre en considération avec les avantages et les inconvénients de chaque scénario. S'agissant du volet politique de la gestion de la dette (intérieure et extérieure), l'appréciation, de cette dernière, n'est pas d'ordre uniquement économique, puisque d'autres considérations entrent en ligne de compte, telles que la politique, la diplomatie, la défense et la sécurité... Dès lors, il faut interpeller tous ces aspects afin de pouvoir porter un jugement de valeur sur telle ou telle décision prise à un moment donné. Pour ce qui me concerne, je considère, que le prêt accordé au FMI (5 milliards de dollars US), c'est autant de ressources financières qui ne tomberont pas dans l'escarcelle de la corruption généralisée qui sévit dans notre pays et par conséquent, j'adhère pleinement à cette décision. Pour le reste, le budget de l'Etat est évalué et présenté au pouvoir législatif sur la base d'un baril à 39 dollars le baril, tout le reste (jusqu'à 110 US $ le baril) est entre les mains du pouvoir exécutif et de ses desiderata, c'est-à-dire du président de la République. La messe est donc dite, la contestation de l'usage de la rente pétrolière et de sa répartition, relève théoriquement des prérogatives du pouvoir législatif. A partir du moment où ce dernier ne joue pas son rôle, l'émeute devient l'expression populaire politique de cette revendication et la part obtenue de cette manne reviendra à la manifestation la plus destructrice ou à celle qui risque de remettre en cause le régime. -L'accroissement des investissements s'est accompagné d'une prolifération de l'informel, de la corruption, des détournements ... Jusqu'à quel point la relance de l'économie algérienne a-t-elle pu en être impactée ? J'insistais au début de cette interview, sur l'analyse minutieuse du programme économique du président de la République, comme pièce centrale du dispositif économique et social pour notre pays depuis 1999. Or, il s'agit, en fait, d'un dispositif de prédation dont nous découvrons, aujourd'hui, les premiers contours, par fuitages interposés (1) et sous la forme d'épisodes à la «Dallas» (2). Ce «Programme économique, pour être crédible aux yeux de l'opinion nationale et internationale, devait obligatoirement être conçu par des compétences avérées indiscutables et des signatures connues et reconnues, sachant, par ailleurs, que le président de la République est hermétique à la chose économique. Ensuite, il devait frapper l'imaginaire collectif par deux conduits chers au cœur des Algériens : ses besoins pressants et sa dignité retrouvée. La réalisation d'un million de logements (dont moins de 700 000 seront achevés), par exemple, lors du premier mandat, relève de la logique du premier critère. Le prêt de 5 milliards de US$ au FMI relève du second. Pour donner du grain à moudre aux courtisans constitutifs de notre classe politique, toutes catégories confondues (partis politiques, députés, sénateurs, syndicats, appareils, mouvement associatif…) et leur permettre de justifier leurs dépenses, il était impératif d'inscrire cette démarche dans une rengaine pour «bal populaire» (zarda), afin de fêter la paix et la fraternité retrouvées, après une décennie noire, durant laquelle notre pays a conjugué au quotidien le sang, la cendre et les larmes… Or, il s'avère que seuls le marché informel, la corruption généralisée, les détournements divers et la dilapidation organisée ont été les acteurs effectifs de cette «décennie de développement» et les bénéficiaires sont toutes les forces économiques et sociales qui ont soutenu cette politique. Le constat est sans appel ! Même si l'impact de la prédation et son niveau doivent faire l'objet d'une analyse sereine et fine, nous pouvons d'ores et déjà affirmer que plusieurs points du PIB escompté, ont été détournés vers ce sanctuaire accessible seulement à une caste au pouvoir. A l'évidence, elle n'a pas du tout envie que cela change ou cesse et plus grave encore, elle ne souhaite pas être amenée à rendre des comptes un jour. Dès lors, sans des changements systémiques, toute politique de relance économique ne pourra que s'inscrire dans une logique de perpétuation des rentes et d'une lutte impitoyable pour son partage entre les clans du pouvoir. (1) Selon les déclarations de C. Mesbah, le 17 mars à l'université d'Annaba, «le DRS a fuité les dossiers de la corruption à la presse». (2) Cette ingénierie de communication de type «Sonatrach 1, Sonatrach 2…», nous rappelle étrangement la période du mandat du président Zeroual où les «affaires Betchine» nous étaient servies, via la presse, tous les vingt jours, sur une période de six mois, avant sa démission.